ANIA - Une enfance brisée
Roman (Texte intégral)
Dernière mise à jour : Totalité du texte, 9 septembre 2024 (81ème anniversaire de la mort de l'héroïne)
SECONDE PARTIE
Chapitre 26
Pour les Meyer, les derniers mois de la guerre signifiaient la fin d’une partie du cauchemar. Une partie seulement, parce qu’ils devaient continuer de vivre avec cette douloureuse écharde au cœur : Marie ne reviendrait pas. Partie si tôt, sans avoir connu les joies de cette période de la vie dans laquelle les jeunes gens de son âge font leurs premiers pas d’adultes. Fauchée par le destin, loin de chez elle, loin des gens qu’elle aimait, dans les ténèbres et dans le froid. Assassinée, lâchement abattue dans la fleur de l’âge, terrassée par l’une des pires horreurs de la guerre, exterminée par les nazis. Sans même savoir que Kenetz était l'assassin de leur fille, Eva et Jakub vouaient grande haine à celui-ci. Le meurtrier des parents d'Ania avait côtoyé Marie et il était le seul personnage duquel ils parvenaient à se faire une idée précise. Pour eux, vivre avec un poids pareil, sans rien faire, représentait un non-sens total. Parce que déjà, dans leur réflexion, figurait l’éventualité d’entreprendre des recherches afin de retrouver l’ignoble assassin SS.
En avril 1944[1] , Ania était entrée à l’école primaire de Boncourt. Quatre mois après son arrivée, elle maîtrisait encore très mal le français. Mais Eva et Jakub, pourtant heureux de pouvoir parler polonais avec elle, s’étaient évertués à lui inculquer les bases élémentaires de cette nouvelle langue. Sa première année en classe fut plutôt pénible, à tel point qu'elle redoubla. Pourtant très appliquée, c’était plutôt sa réserve qui posait problème. Ania avait toujours beaucoup de peine à s’exprimer. Et cela n’était pas dû à la difficulté d’apprendre le français, mais plutôt parce que la petite demeurait telle que Marie l’avait finalement toujours connue, traumatisée par ce qu’elle avait vu et vécu fin février de 1943. Car une enfant si petite ne peut évidemment pas sortir indemne d’une telle tragédie. La psychologue de Delle qui la suivait régulièrement en était persuadée. Les nuits d’Ania étaient constellées de cauchemars, elle s’était mise à bégayer et la moindre émotion la rendait muette. Si grande que fut sa science, le femme médecin pouvait-elle imaginer ce qui se passait dans la tête de la petite ? Elle en doutait elle-même, n’ayant encore jamais eu à traiter un tel traumatisme chez une enfant de cet âge. Le docteur Laurent était pourtant une spécialiste réputée des deux côtés de la frontière. Née le 21 février 1903 à Fontaine-le-Dun, Annie Raimbourg, vécut deux ans en Normandie. Sa mère franc-comtoise ayant le mal du pays, ses parents avaient alors décidé de quitter la Seine-Maritime pour venir s'installer à Belfort. Là, en octobre 1930, Annie avait épousé le docteur Paul Laurent, cardiologue français, lui aussi de fameuse réputation. Et tous deux avaient fait l'acquisition d'une propriété dans la ville de Delle, voisine de Boncourt. Dès lors, et au fil des années, le couple était devenu très ami avec la famille d’Henry Barras. Lorsque ce dernier avait demandé à Annie Laurent de s’occuper d’Ania, c'est sans la moindre hésitation qu'elle avait accepté. Elle était consciente de la difficulté de la tâche qui l'attendait et convaincue qu'il serait ardu de parvenir à gommer, dans la mémoire de la petite, l'horrible tragédie qu'elle avait vécue. Tout au plus espérait-elle que les années, ainsi que la grande faculté que peuvent avoir les enfants pour oublier, allaient un peu l’aider dans son travail. Cette spécialiste très compétente s'était donc déclarée prête à relever le défi.
Pour Jakub Meyer, ce fut une période très dure. Et pour Eva, bien plus encore ; sa sensibilité exacerbée, son extrême besoin de justice la rendaient parfois sujette à de grandes crises de déprime. Mais elle tenait le coup, refusant ainsi de faire subir à Ania ses humeurs maussades. Michèle Gerlin, son amie rencontrée à Varsovie et qui était à l’origine de la venue des Meyer dans la région, l’aidait beaucoup, de même que toute la famille Barras. Henry, le patriarche, avait un fils, Maurice et une fille, Francine. Si celle-ci avait quitté le pays pour aller vivre aux Etats-Unis avec son mari américain, Maurice avait épousé Angèle, une fille d'Eloie, le village dans lequel les Barras possédaient toujours leur résidence secondaire. Fruits de cette union, deux enfants avaient ainsi vu le jour. Charles était né en 1934, deux ans avant son frère Raymond. Malheureusement, en mars 1941 et alors qu’il n’était âgé que de cinq ans, ce dernier avait été emporté par la tuberculose. Maurice et Angèle Barras avaient eu beaucoup de peine à se remettre de ce décès, d’autant plus qu’à l’âge de trois ans, Charles avait contracté une poliomyélite qui, par miracle, l’avait laissé pratiquement sans séquelle. A l'instar de la majorité des Boncourtois, les Barras étaient croyants et très attachés à la religion catholique. Mais leur bonté et leur tolérance étaient telles que jamais ils ne se livrèrent à un quelconque prosélytisme envers les Juifs non pratiquants qu’étaient les Meyer. Charles était de trois ans l’aîné d’Ania. Il avait presque dix ans lorsque la petite réfugiée était arrivée dans la propriété de son grand-père. Lui et ses parents occupaient un étage de la demeure familiale, si bien que le jeune garçon côtoyait régulièrement les Meyer. Il éprouvait pour Ania une tendresse particulière. Très joueur, il se sentait intrigué par cette petite fille qui souriait si rarement à ses grimaces et pitreries. Sans lui raconter l’histoire d’Ania, Angèle et Maurice lui avaient recommandé d’être gentil avec elle. Pour le garçon, très attaché à ses parents, de savoir qu’elle était orpheline l’avait rendu prévenant et attentif à la petite. Ainsi, 1945 et la fin de la guerre arrivèrent. Et le 16 octobre, Eva et Jakub purent signer l’acte officiel faisant d’eux les parents adoptifs d’Ania Rempa, laquelle pourrait désormais porter le nom de Meyer.
Le temps passa et, dans le cœur d’Eva et de Jakub, la blessure ne guérissait pas. Quoi qu’ils en disent et fassent paraître, Marie leur manquait énormément. Mais Ania n’en faisait pas moins leur fierté. Ses nuits étaient devenues plus calmes et, sur le plan scolaire, la petite avait beaucoup progressé. En 1947, son français était devenu très correct. Cette année-là, Henry Barras prit sa retraite. Son fils Maurice lui succéda tout naturellement et prit en main la direction de l’usine. Charles eut treize ans le 16 avril, cependant qu’Ania avait fêté son dixième anniversaire le 26 janvier. Les deux enfants étaient devenus inséparables, mais Ania ne parvenait toujours pas à se défaire de cette timidité, de cette tristesse qui parfois peinait beaucoup son camarade, tout autant qu’Eva et Jakub. Annie Laurent, elle aussi fascinée par le cas de cette petite fille, continuait sans relâche l’application d’une thérapie qui, si elle lui donnait parfois quelque espoir, notamment lorsque l’enfant devenait soudain plus diserte, la laissait le plus souvent dans une expectative des plus désagréables. Ania demeurait fermée, repliée sur elle-même, introvertie. Et son bégaiement avait grand-peine à évoluer dans le bon sens. En classe, la petite démontrait une soif d’apprendre certaine et son institutrice la gratifiait d’une intelligence vive. Elle aimait beaucoup le dessin et l’histoire, et se révélait très douée pour l’arithmétique. Le français lui donnait plus de soucis, mais Suzanne Landry, sa maîtresse d’école, trouvait cela normal, Ania ayant dû s’y atteler à un âge tardif. La jeune femme voyait en cette petite fille un être très intéressant, émotif et doté d’une vive intelligence. Quatre ans après son arrivée à Boncourt, le village tout entier connaissait sa terrible histoire. Et il émanait chez celles et ceux qui la côtoyaient le plus souvent, une sorte de fascination assez inexplicable. Ania n’inspirait pas forcément la pitié. Elle savait se montrer gentille et généreuse, mais ce sourire, si difficile à lui soustraire, intriguait beaucoup les adultes. Tous se demandaient ce qui pouvait bien se passer dans le cerveau d’une petite fille à ce point agressée par la vie.
Et puis, tout doucement, Ania quitta le monde de l’enfance. Pour entrer dans celui, parfois difficile, de l’adolescence. Pour ses parents, advint alors le temps redouté des questions. Interrogations de plus en plus fréquentes de leur fille. Si, avec les années et ayant compris qu’elle ne le reverrait jamais, elle avait cessé de parler de son petit Tziga, ses interrogations concernant Marie, avec qui elle avait vécu six mois en 1943, se faisaient plus insistantes. Elle n’avait pas oublié cette gentille jeune fille qui l'avait prise en charge dès son embarquement dans le train l’ayant menée dans ce camp entouré de barbelés. Là-bas, l’infirmière lui avait dit que toutes deux allaient se retrouver plus tard, lorsque la guerre serait finie, et qu’elles continueraient de vivre ensemble. Elle se souvenait très bien de cette promesse. Alors pourquoi Marie n’était-elle pas là ? En 1950, Ania fêta ses treize ans. Et les réponses que ses parents apporteraient à des questions souvent posées par le passé, se devaient d'être plus précises. Elle avait droit à la vérité. Eva et Jakub le savaient. Mais fallait-il tout lui révéler ? Parce qu'au travers des différentes lettres que Marie avait réussi à leur faire parvenir, tous deux étaient au courant de beaucoup de choses. Et notamment du rôle joué par Kenetz. Mais devaient-ils en parler avec leur fille ? Annie pensait que oui. Mais les révélations devaient être progressives et livrées avec d'infinies précautions. Instruite par le couple Meyer, la psychologue connaissait parfaitement l’histoire d’Ania. Elle avait souvent tenté de la faire parler de son papa et de sa maman, mais à chaque fois l’enfant s’était réfugiée dans un implacable mutisme. Jamais la thérapeute n'avait réussi à la convaincre de se confier, preuve quasi certaine pour elle qu’elle se souvenait d’eux. Et ce blocage, amplifié par la sensibilité largement hors norme d’Ania, devait être mis sur le compte du traumatisme qu'elle avait éprouvé en assistant, même partiellement, à leur assassinat.
Conscients de ce fait et qu'ils devaient prendre d'extrêmes précautions pour évoquer de telles horreurs, Eva et Jakub firent de leur mieux pour amener Ania à comprendre que Marie avait péri dans le camp de Majdanek, en Pologne, pays dans lequel elle-même avait vu le jour. Mais, face à l’interrogation de la petite concernant la façon dont Marie était morte, ses parents étaient demeurés très vagues, se refusant à lui avouer qu’elle avait été assassinée en compagnie de tous les prisonniers qu'elle avait jadis côtoyés dans le camp de Lublin. Pour le couple, cette phase de l’éducation de leur fille fut délicate et parfois douloureuse. Voyant Ania grandir, Jakub et Eva s’étaient rendus compte qu'elle lâchait difficilement son os. Très bonne élève et ayant rattrapé tout son retard initial, grâce au parrainage et à la prise en charge des frais inhérents par Henry Barras, elle fut admise au collège et lycée privés de Saint-Charles, établi à Porrentruy, principale ville de la région. Ania avait un caractère bien trempé, de la détermination dans tout ce qu’elle entreprenait et se trouvait dotée d'une volonté assez exceptionnelle. Au fond d’eux-mêmes, ses parents se disaient parfois que si Ania voulait vraiment tout apprendre de son passé, elle saurait un jour. De son côté, et sur ce sujet, le couple n’était pas demeuré inactif. Jakub et Eva avaient entrepris des recherches afin d’en savoir un peu plus sur le camp de Lublin-Majdanek. Mais à cette époque, en Europe, le temps était à la reconstruction. Peu de gens connaissaient l’existence des camps de la mort situés en Pologne. La presse en parlait très peu et les termes "Shoah" et "Holocauste" étaient peu connus du grand public. Par contre, en Autriche, un homme et une organisation commençaient à faire parler d’eux : "le Centre de documentation juive" de Linz, fondé par Simon Wiesenthal. Ce rescapé des camps d’extermination avait décidé de poursuivre sans relâche les criminels nazis ayant assassiné près de six millions de juifs, dont la plus grande partie de sa propre famille. En conséquence, au mois de mai 1951 Jakub Meyer prit contact avec cet homme et son organisation, espérant que des réponses pourraient être apportées aux deux questions que lui et son épouse se posaient depuis six ans : était-il possible de savoir ce qu'était devenu l'assassin des parents d'Ania, et avait-il tenu un quelconque rôle dans la disparition de Marie ?
[1] En Suisse, à cette époque, l'année scolaire débutait après les vacances de Pâques.
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Chapitre 27
Etabli dans la ville autrichienne de Linz, le Centre de documentation juive fut créé en 1947. Son fondateur était un Juif né le 31 décembre 1908 à Buczacz, dans ce qui était alors l'Empire austro-hongrois (aujourd'hui la ville se situe en Ukraine). Simon Wiesenthal, au cours de la guerre et de l'extermination du peuple juif, avait perdu plus de quatre-vingts membres de sa famille. Lui-même en avait réchappé après avoir été interné dans quatre camps de concentration (Gross-Rosen, Buchenwald, Plaszow et Mauthausen). C'est dans ce dernier que, en mai 1945, il fut libéré par l'armée américaine. Dès lors, épris de justice et déterminé à faire payer ceux qui s'étaient acharnés sur son peuple, il collabora d'abord avec une commission de l'armée américaine enquêtant sur les crimes de guerre commis par les nazis. Deux ans plus tard, il décida de voler de ses propres ailes. Ainsi naquit le Centre de documentation juive. A la tête d'une trentaine de volontaires, Wiesenthal concentra son travail sur la recherche de criminels nazis en fuite ou toujours en liberté. Et, accessoirement, afin de récolter les preuves nécessaires à faire condamner ceux qui avaient été arrêtés. Au printemps de 1951, Jakub et Eva furent mis au courant de l'existence de cette organisation par Henry Barras, toujours lui, pour qui la disparition de Marie avait été très durement ressentie. Ainsi, le patriarche de la famille Barras se sentait-il solidaire du combat que ses employés entendaient mener. Jakub Meyer avait donc écrit à Simon Wiesenthal, lui exposant les faits tragiques au cours desquels avaient péri, d'abord les parents d'Ania, puis leur propre fille Marie. Evidemment, la question principale se résumait à savoir quelles étaient les chances de retrouver la trace de l'Obersturmführer Johann Kenetz, pour autant bien sûr qu'il soit toujours en vie. En postant cette lettre qui leur paraissait être l'une des plus importantes qu'ils aient jamais rédigées et envoyées, les Meyer se faisaient peu d'illusions. Des lieutenants SS ayant un pedigree similaire à celui qu'ils recherchaient, il devait y en avoir des dizaines, voire des centaines. Mais Wiesenthal leur avait assez rapidement répondu et, à leur grande joie, il avait promis qu'il allait entreprendre des recherches allant dans ce sens. Seulement, leur disait-il, ils devraient se montrer patient, parce que le centre débordait de travail et parce que nombreux étaient les criminels nazis, non inquiétés après la guerre, à avoir changé d'identité.
Eva et Jakub avaient caché à leur fille cette action de recherche. Inutile, pensaient-ils, de lui donner de faux espoirs. En avril 1954, Ania arriva à la fin de ses neuf années de scolarité obligatoire, dont la première avait été répétée. Échéance ponctuée par un certificat de fin d'études faisant sa fierté ainsi que celle de ses parents. Ania avait dix-sept ans et, vouant une véritable passion à l'Histoire et aux langues, elle avait émis le vœu de poursuivre ses études. Elle décida de demeurer au lycée Saint-Charles de Porrentruy, dans cette partie du canton de Berne, appelée l'Ajoie, qu'elle aimait beaucoup. Sur une période de trois ans, elle allait donc se consacrer à l'étude du latin et de la langue anglaise, ainsi qu'à parfaire ses connaissances en histoire. Heureux pour leur fille, Eva et Jakub vivaient toujours dans l’espoir que le centre de Linz leur apporte une bonne nouvelle. Régulièrement, ce dernier les tenait informés. Hélas, sans aucun succès pendant plus de trois ans. Et puis un jour, ils reçurent une lettre signée à nouveau de Simon Wiesenthal. Celui-ci leur faisait part de son découragement. La guerre froide entre Russes et Américains avait relégué au second plan, voire plus loin encore, la traque des criminels nazis. Sans la coopération et le soutien des Etats dans lesquels ces hommes et femmes vivaient ou s’étaient réfugiés, il était illusoire que lui et ses collaborateurs puissent poursuivre leurs recherches dans de bonnes conditions. Le Centre de documentation juive allait donc se trouver contraint de fermer ses portes. Immensément déçus, Eva et Jakub étaient soudain rendus à leur point de départ.
Depuis plusieurs années, un souhait habitait les Meyer ; un projet sans cesse repoussé mais qu’ils allaient concrétiser tôt ou tard: effectuer un voyage en Pologne, leur pays natal, et à Lublin, afin de connaître le lieu où leur fille avait été assassinée. Ce voyage, ils mirent des mois et des mois à s’y préparer, jusqu’à ce qu’Ania eut fêté son dix-huitième anniversaire. C’est le moment qu’ils choisirent pour lui en parler, pour lui demander si elle désirait les accompagner dans ce "pèlerinage". Mais Ania déclina l’invitation. Elle ne se sentait pas prête à revoir un endroit qui lui avait laissé de si cruels souvenirs. Elle encouragea cependant ses parents à franchir ce pas qui, pourtant, ne leur apporterait sans doute pas la délivrance. Mais il fallait qu’ils voient ! Et Ania comprenait cela. En 1950, dix ans après leur arrivée sur le territoire, ils avaient obtenu la nationalité suisse. Encore un acte qui fut grandement facilité par Henry Barras. A ce titre, et détenteurs d'un passeport en règle, ils pouvaient donc entreprendre des voyages à l'étranger. Ce retour au pays, les Meyer l’effectuèrent 35 ans après l’avoir quitté. Au printemps de 1955, le "Rideau de fer" était encore très difficile à soulever et il avait fallu près de trois mois pour qu’Eva et Jakub puissent obtenir un visa d’entrée sur le sol polonais. Le départ fut fixé au 15 mai. Charles Barras avait proposé de les conduire à la gare de Bâle. Ils avaient accepté et Ania les avait accompagnés. A l’aller, Jakub avait lui-même conduit la dernière Chevrolet de son patron, un modèle 210, acheté l’année précédente. Là, le couple embarqua dans un train qui, après quelques heures, allait suivre un trajet pratiquement identique à celui qu’avait effectué Marie à bord du convoi 51 du mois de mars 1943. Paradoxalement, dans cette Europe en paix mais coupée en deux, le périple des Meyer fut presque aussi lent que celui de leur fille douze ans plus tôt. Ils durent changer de train plusieurs fois, à Nuremberg, à Hof avant de passer en Allemagne de l’est, puis à Dresden, pour ensuite pénétrer en Pologne. Pour Jakub et Eva, le franchissement de la frontière fut source de grande émotion. Ils pénétraient dans un pays qu’ils avaient quitté et n’avaient pas revu depuis 1920. Assis l’un à côté de l’autre, Eva avait pris la main de son mari, la serrant très fort. Sans qu’ils n'aient besoin de se le dire, tous deux avaient en tête que ces trente-cinq années, constituées de joies, de peines et même d’horreurs, n’avaient rien changé à la certitude qu’ils avaient de s’aimer comme au premier jour. Après un dernier changement de train, effectué à Czestochowa, et au bout de vingt-six heures de voyage, Jakub et Eva Meyer débarquaient enfin à Lublin.
En rentrant seuls de Bâle, Ania et son ami avaient peu parlé. La jeune fille était consciente que ce charmant garçon de 21 ans éprouvait pour elle plus que de l’affection. Et c’était vrai, Charles était amoureux de cette adorable demoiselle de dix-huit ans, aux yeux d’un bleu denim des plus envoûtants. Depuis son entrée au collège Saint-Charles, cinq ans plus tôt, Ania avait beaucoup progressé dans la façon de s’exprimer. Son bégaiement avait disparu, elle s’était affirmée et semblait avoir gagné une certaine confiance en elle. Cependant, elle demeurait peu diserte, parfois distraite et lointaine, comme si elle se trouvait ailleurs. Et puis, malheureusement pour un si beau visage, il était toujours très ardu de lui arracher un sourire. Depuis douze ans qu’il la connaissait, pensait Charles, il ne l’avait jamais vue éclater de rire. Son hypersensibilité l’avait poussée à se forger une sorte de carapace, dont elle savait bien qu’elle devrait un jour se débarrasser, mais qui pour l’instant la protégeait et la rassurait énormément. Aux yeux de son ami, cela n’était pas grave. Il l'aimait. Il en était certain et, en rentrant de Bâle, il s’était confié à la jeune fille. Ania l’avait laissé parler sans l’interrompre. Lorsque il eut terminé, il stoppa la grosse Chevrolet sur un petit dégagement longeant la route, coupa le moteur et se tourna vers sa passagère. Ania ne disait rien, regardant obstinément devant elle. Charles passa alors doucement sa main dans ses cheveux. Toujours muette, elle le laissa faire. Après quelques secondes, le jeune homme lui dit savoir combien il devait être dur pour elle de faire face à un si lourd passé. Il comprenait sa façon d'être et de se comporter. Et cela ne le gênait pas. Il s'en accommodait, sans peine et depuis si longtemps. Elle était jeune, lui aussi, il avait le temps et il attendrait. Mais il voulait l’aider. Et pour cela, il fallait qu’elle lui parle. Alors Ania tourna son visage dans sa direction. Troublée, les yeux légèrement rougis, elle le regarda longuement, toujours sans rien dire. Charles lui sourit, caressa sa joue. Une fois encore, elle le laissa faire. Le jeune homme lui affirma qu’il serait patient, qu’il ne la brusquerait pas, mais qu’il fallait qu’il sache si elle lui accordait une petite chance. Ania, regardant à nouveau droit devant elle, ne répondit pas. Sans élever le ton, il insista. Lui demandant gentiment de simplement lui dire un mot : oui ou non. La réponse ne vint pas. Résigné, Charles remit alors la voiture en marche, enclencha la première et reprit la route. Ayant gardé sa main droite sur le levier de vitesses, simultanément il vit et sentit celle d’Ania se poser sur ses doigts. Lentement la jeune fille souleva ceux-ci et les fit se refermer sur les siens. Elle était au bord des larmes. D’un coup d’œil le jeune homme s’en aperçut, mais il ne dit rien, serrant très fort sa main dans la sienne. Et tentant de se concentrer sur sa conduite, plutôt que sur cette onde de chaleur intense en train de se répandre dans son cœur.
Le 22 mai 1955, à dix heures du matin, le bus déposait Eva et Jakub devant l’entrée du camp de concentration de Lublin-Majdanek. Dès les jours qui avaient suivi le 24 juillet 1944, date de sa libération, il était devenu un Musée de l’Etat polonais. Extrêmement ému, ce qui frappa d’emblée le couple est la distance très réduite le séparant de la ville. Du centre de Lublin, l’autocar n'avait mis qu'une petite dizaine de minutes pour y parvenir. Incrédules, les époux Meyer pouvaient contempler devant eux la totalité du périmètre de l’ancien camp nazi. Un immense champ en dévers, entouré de barbelés, s’étalait devant eux. Près de l’entrée, subsistaient plusieurs baraquements en bois, certains semblant passablement délabrés. Plus haut et à hauteur de ce qui représentait jadis le champ III du camp, quelques autres avaient été préservés. Et c’est tout. Le reste avait été détruit par les nazis avant qu’ils n’abandonnent l’endroit, onze ans plus tôt. L’exposition s’étalait dans une dizaine de baraques situées juste après l’entrée du camp. En franchissant la grille marquant cette dernière, Jakub passa son bras autour des épaules de sa femme, la soutenant de son mieux. Eva était effondrée, sans forces, ne parvenant presque plus à avancer. Elle s’arrêta, se serra très fort contre son mari et se mit à sangloter doucement. Très ému lui aussi, Jakub laissa pudiquement ce trop-plein de chagrin s’échapper en silence. Après quelques minutes, et l’ayant consolée, il sentit que son épouse se détendait quelque peu. Les yeux gonflés et rouges, Eva parvint à reprendre la visite. Ni elle, ni son époux ne savaient à quel endroit précis leur fille avait été assassinée. D’après les renseignements du docteur Grabowski, le massacre des Juifs du 3 novembre 1943 avait dû se dérouler à l’opposé du camp, tout en haut et à proximité des restes du crématorium, toujours en ruines. Jakub demanda à sa femme si elle aurait la force de monter jusque là-haut. Sans certitude, elle répondit qu’elle allait essayer. Ainsi, et tout en progressant dans leur visite, foulèrent-ils tous deux le sol de ce qui représentait alors l’horrible "Rosengarten". Et ainsi longèrent-ils ensemble la petite cahute, toujours présente, attenante au bâtiment des douches, ignorant que leur Marie y avait passé les dernières heures de sa vie, et sans savoir que c'est à cet endroit précis que l’ignoble Kenetz avait décidé de la supprimer.
Présents à Lublin, Jakub et Eva avaient préalablement mis le docteur Grabowski au courant de leur voyage. Celui-ci les avait donc priés de venir lui rendre visite. Il avait même proposé de leur servir de guide à l'intérieur du camp de Majdanek. Mais les époux avaient gentiment décliné l'offre, conscients qu'à cette occasion ils allaient passer par des moments que, tous deux très pudiques, ils préféreraient garder pour eux. Dès le lendemain de cette traumatisante visite, le couple avait ainsi fait la connaissance de Zbigniew Grabowski et de son épouse Janina. Eva et Jakub furent invités à manger et à passer la soirée dans leur charmante maison de la banlieue est de Lublin. Ainsi, consacrèrent-ils beaucoup de temps à parler de Marie. Ce fut pour eux une émotion extrêmement forte que de rencontrer cet homme d'une bonté unique. Le médecin, malgré une totale disponibilité envers ses hôtes, passa toute la soirée dans une assez désagréable expectative. Devait-il, maintenant qu'il se trouvait en face d’eux, avouer aux parents de Marie les véritables circonstances de sa mort et l'implication décisive de Kenetz à ce sujet ? Finalement, il n'en fit rien, s'étant résigné à ne pas les perturber davantage pour l'instant. Par contre, il leur proposa de se rendre à Zawadka, afin de découvrir le village d'origine d'Ania. Jakub et Eva avaient envisagé cette hypothèse au cours de la préparation de leur voyage, mais ils y avaient renoncé, les moyens de transport jusqu'à ce hameau distant de 150 kilomètres, ne leur permettant pas de le faire. C'est donc avec enthousiasme qu'ils acceptèrent de s'y rendre en compagnie du médecin polonais, lequel mettait avec son habituelle générosité, sa voiture à leur disposition. Pour le couple, cette excursion fut très émouvante. Mais hélas, sur place, personne ne fut en mesure d'évoquer les Rempa et leur petite Ania. Parce que, après l'évacuation de ce village par les nazis durant l'été 1943, les familles qui y étaient retournées à la fin de la guerre était très peu nombreuses. A la fin de cette visite au pays natal d'Ania, le docteur Grabowski ne voulut pas retourner à Lublin sans avoir emmené les parents d'Ania à Chmielek, sur la tombe de Halina et Andrzej Rempa. Le couple éprouva à cette occasion l'une des émotions les plus fortes d'un voyage en tous points mémorable. Dans ce village, voisin de Zawadka, la population avait elle aussi payé un lourd tribut à l'occupation nazie. Car en 1943, soixante-sept agriculteurs de la région furent brûlés vifs par les SS, simplement parce qu'ils étaient venus en aide à des partisans locaux…