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Chapitre 28


     

     Le 26 janvier 1957, célébrant son 20ème anniversaire, Ania entrait dans sa majorité. Afin de marquer l'événement, Charles avait organisé une petite fête à laquelle furent conviés les amis et camarades de lycée de la jeune fille. A cette occasion, il offrit à Ania un magnifique bouquet de roses baccara, ainsi qu’une superbe paire de boucles d’oreilles. Le petit-fils d’Henry Barras était toujours plus amoureux d’Ania. Mais l’objet de sa passion ne le lui rendait guère. Pour elle, Charles était un garçon charmant, plein d’égards et très bien élevé ; elle admirait beaucoup sa force de caractère et lui vouait une grande tendresse. Entre eux, et parce que c’est ce que voulait Ania, il n’y avait jamais eu que des flirts très peu poussés. A son amoureux qui, parfois, éprouvait une peine visible à s’en accommoder, elle répétait simplement qu’il devait se montrer patient. Et lorsque celui-ci, un jour, lui avait demandé jusqu’à quand, elle avait répondu : jusqu’au jour où elle en aurait fini avec le traumatisme d’une enfance dont elle ne parvenait pas à se débarrasser.
     Les parents de la jeune fille étaient ravis, mais les vingt ans d'Ania représentaient un palier plutôt pénible franchir. Ils avaient convenu que cet événement, si important dans la vie de toute personne, marquerait le moment où leur fille aurait le droit d’être mise au courant de certains faits concernant leur regrettée Marie. Souvent, très souvent par le passé, Ania avait réclamé une vérité que, elle en était persuadée, ses parents adoptifs connaissaient. Invariablement, ceux-ci lui avaient répondu qu’un jour, elle saurait. Le moment était maintenant venu. Le lendemain de ce grand jour, la petite famille était allée manger dans un restaurant de Porrentruy. Depuis qu’elle y avait goûté pour la première fois, alors qu’elle était encore petite et que le plat avait été préparé par Henry Barras lui-même, Ania adorait la fondue. Et ce soir-là, c’est ce qu’elle eut envie de déguster. Eva et Jakub, très friands eux aussi de cette spécialité franco-suisse, lui emboîtèrent le pas. C’est donc autour d’une fondue bien fumante et appétissante que la petite famille s’était réunie pour fêter Ania. La jeune femme fut ravie de passer cette soirée en compagnie d'un couple qu’elle admirait beaucoup. Cela faisait treize ans que tous trois vivaient ensemble, qu’elle était devenue leur fille. Oui, Ania se souvenait parfaitement de ses parents biologiques, tout autant que de leur disparition. Longtemps les cauchemars à ce propos l’avaient empêchée de dormir. Longtemps l’image de cet homme en uniforme tirant sur sa maman l’avait traumatisée. Longtemps les coups de feu couvrant le cri de son papa, dans la cour de leur ferme, avait hanté sa mémoire. Longtemps, très longtemps et aujourd'hui encore. Mais elle était persuadée qu’Eva et Jakub avaient fait très exactement ce qu’il fallait pour qu’elle puisse vivre le mieux possible avec de tels souvenirs. Et, les aimant profondément avant tout pour cette raison, Ania leur en était infiniment reconnaissante.
     Après le repas et ce moment très fort passé ensemble, tous trois rentrèrent à Boncourt. Au volant, Jakub paraissait nerveux, la gravité de ce que lui et Eva allaient raconter à leur fille le perturbant passablement. Arrivés chez eux, ses parents demandèrent à Ania de demeurer encore un peu en leur compagnie. Intriguée, la jeune fille accepta cependant avec joie. Jakub surtout, parce que sa maman était trop émue, lui conta alors ce que tous deux savaient de la mort de Marie. La lettre du docteur Grabowsi entre ses mains, il lui apprit également que l'officier SS qui avait tué ses parents biologiques, et qu’elle avait revu dans le camp de Lublin, se nommait Johann Kenetz. Fébrile, Jakub expliqua à Ania avoir contacté, sans succès, le Centre de documentation juive de Linz, afin de savoir s’il y avait une chance de retrouver cette ordure. Décoiffée et le visage entre ses mains, la jeune femme ne parvenait pas à y croire. Même si, au cours de ces années, elle était parvenue à envisager que Marie ait disparu dans les conditions effroyables de cet horrible camp de Majdanek, elle ne parvenait pas à imaginer que sa grande sœur ait pu périr sous les balles des complices de celui-là même qui avait supprimé ses parents. Dans le salon, et même s'ils se sentaient soulagés, Eva et Jakub n'en menaient pas large. Pourtant conscients de l'hypersensibilité de leur fille, ils ne pensaient pas que leurs révélations la mettraient dans un tel état. Jakub se leva pour aller ajouter une bûche au feu crépitant dans la cheminée. Puis il s'approcha d'Ania, passa un bras autour de ses épaules et l'embrassa tendrement. Sa maman lui apporta  un verre d'eau, puis elle s'assit à côté d'elle et la serra très fort dans ses bras. Après plusieurs minutes, la jeune femme commença à refaire surface et son visage à reprendre quelques couleurs. D'une main tremblante, Eva lui tendit alors les lettres que Marie leur avait envoyées du camp de Majdanek. A leur lecture, ce fut une nouvelle et profonde émotion. Voilà une soirée dont elle se souviendrait toute sa vie... Faisant un gros effort pour adresser un pâle sourire à ses parents, elle les embrassa tendrement tous les deux et les remercia de lui avoir révélé des faits si importants à ses yeux. Tout au long de ces années, des éléments essentiels lui avaient manqué. Mais ce soir-là, un grand vide avait été comblé. Maintenant elle savait. Et, désormais, sa vie ne serait plus tout à fait la même. Parce que l'esquisse d'un vague projet, apparu il y a plusieurs mois déjà, venait de s'enrichir d’éléments très propices à ce qu’il progresse favorablement dans son esprit.
     

    Peu de temps avant Pâques, Ania arriva au terme de ses trois années supplémentaires au lycée Saint-Charles. Pour elle, la suite était très claire : entrer à l’université et y poursuivre ses études jusqu’à l’obtention d’une maîtrise en histoire contemporaine. Même si Henry Barras lui avait conseillé l’université de Fribourg, elle avait porté son choix sur celle de Neuchâtel, plus proche de Boncourt. La jeune fille y fit son entrée le 29 avril, pour la session de printemps de ses cours. Spontanément, elle tomba amoureuse de cette magnifique petite ville, presque millénaire, située au bord du lac du même nom. Elle y était passée plusieurs fois auparavant, mais sans jamais s'arrêter. Neuchâtel était une cité de trente mille habitants à l’histoire récente passablement tourmentée. Principauté prussienne dès 1707, la ville et la région passèrent brièvement en mains napoléoniennes (1806-1813) puis, en 1815 et en compagnie de Genève et du Valais, Neuchâtel adhérait à la Confédération helvétique. Quant au lac et au paysage, ils étaient superbes et très agréables en toutes saisons.
     A peine quatre mois plus tard, le 3 septembre 1957, Henry Barras succombait hélas à un infarctus aussi violent qu'inattendu. Pour sa famille, ce fut l'anéantissement ! Pour le village et l'Ajoie tout entière, la consternation. Depuis longtemps premier fournisseur d'emplois de la région, il mourut à l’âge de 75 ans, après une vie intégralement passée au service de la chocolaterie familiale et une carrière politique fructueuse. Tous ceux qui le connaissaient pleuraient avant tout le patriarche de Boncourt, le père de famille exemplaire, l’homme généreux, tolérant, juste et, pour les croyants, le bon catholique qui tout au long de sa vie avait œuvré pour le bien-être de la paroisse. C’est à lui et à sa famille que la très belle église du village devait sa totale rénovation. Aux obsèques, il y avait bien sûr toute la famille Meyer. Eva et Jakub pleuraient leur bienfaiteur, celui à qui ils devaient tout, celui qui, sans les connaître, avait accepté de les engager à son service. Leur tristesse fut immense, comme celle d’Ania, qui aimait beaucoup le grand-papa de Charles, un homme qu’elle trouvait épatant, l’exemple même d’un être ayant passé sa vie à faire le bien autour de lui. La jeune fille adorait le chocolat et elle se plaisait à affirmer que si celui produit à Boncourt était aussi savoureux, c’est parce qu’Henry Barras avait ajouté à la recette une part de sa bonté.
     Durant tout l’automne 57 et l’hiver suivant, Ania avait logé dans une petite chambre assez proche de l’université. La maison qu'elle habitait était située sur les hauteurs de la ville et, de la fenêtre de sa chambre, elle disposait d'une vue magnifique sur les Alpes, le lac et même sur le château et la très belle collégiale de la ville. S'y plaisant énormément, elle y demeurait la semaine et, tous les week-ends, elle rentrait à Boncourt par le train. Dès le début du printemps 58, Charles annonça à Ania qu’il allait venir habiter dans la même région. En effet, suivant la trace de ses père et grand-père, le jeune homme se destinait à reprendre un jour les rennes de la chocolaterie familiale ; désirant parcourir toutes les étapes destinées à faire de lui un bon chef d'entreprise, il avait réussi à se faire engager, en qualité d’adjoint au directeur commercial, dans une mutinationale, les "Fabriques de Tabac Réunies" (FTR). Etablies dans le village de Serrières, voisin de Neuchâtel, les FTR étaient la plus grande entreprise de production de cigarettes du pays. Et si Charles l’avait choisie, c’est pour des raisons qu’Ania n’eut pas grand-peine à deviner. Le jeune homme de 24 ans, en Bélier obstiné et tenace qu’il était, avait de la suite dans les idées et, surtout, quand il tenait à quelque chose, il ne lâchait rien avant de l’avoir obtenu. Ania, bien sûr, pour lui n'était pas une proie. Non, elle était tout simplement la femme de sa vie. Il n'en démordait pas ! D'autant plus que cela faisait près de trois ans qu'il s'était déclaré, et que ces mille jours passés depuis n'avaient fait que renforcer sa conviction. Le jeune homme s’installa donc en ville, dans un petit appartement situé au-dessus de la gare, à moins d'un kilomètre de la maison dans laquelle logeait Ania. Depuis que celle-ci avait quitté Boncourt, les deux jeunes gens se voyaient moins et Charles en souffrait beaucoup. Ce fut donc avec une joie bien légitime qu'il se rapprocha de son amie. Très vite, il se rendit compte que cette dernière avait changé. Cette tristesse caractéristique qui, depuis toujours, habitait son regard, s'était quelque peu estompée, même si parfois elle demeurait toujours aussi songeuse et lointaine. Mais elle parlait et se confiait davantage ; et cela lui plut beaucoup.
     

     Les mois passèrent, et l'année aussi. Au printemps de 1959, même s’ils n’habitaient pas ensemble, les deux jeunes gens partageaient une relation de couple presque normale. Charles était comblé, amoureux comme jamais. Ania s'était laissée aller à cette tendresse jamais reniée de son ami. Elle se rendait bien compte qu'il était un garçon franc et sincère. D'un naturel méfiant, elle avait trouvé en lui un être digne de confiance. De plus, il lui plaisait. Pour elle qui refusait de se projeter à long terme dans l'avenir, elle commençait sérieusement à envisager qu'elle pût faire avec lui un petit bout de chemin. Alors, la jeune femme s'ouvrit davantage à son amour. Pour preuve et par bribes d'abord, puis de plus en plus, elle se confia à lui, lui raconta ses tourments, l'histoire traumatisante de sa vie en Pologne, telle qu'elle l'avait ressentie et vécue depuis son arrivée en Suisse. Et Charles en fut profondément touché. Enfin Ania répondait à son attente et à son amour. Dès lors, il n'allait plus rien faire d'autre que prêter attention à tout ce qui pourrait la rendre heureuse. Ravie, Ania l'invita alors à la soutenir dans la préparation d'un périple qu'elle souhaitait effectuer sur les traces encore douloureuses de sa petite enfance. Après bien des mois, voire des années de réflexion, après s'être sentie incapable d'accompagner ses parents dans le même voyage quatre ans plus tôt, Ania désirait retourner en Pologne. Pour revoir le camp de Lublin et, surtout, son village natal et la tombe de ses parents. Depuis qu'Eva et Jakub lui avaient avoué être allés s’y recueillir, la jeune femme culpabilisait beaucoup de ne pas l'avoir fait avant eux. Ainsi, et elle le savait bien, elle allait s'engager dans une aventure qui risquait de s’avérer délicate pour ses nerfs. Et ce retour au pays de son enfance, c'est bien avec Charles qu’elle désirait le vivre. Comblé par cette preuve d'amour, le jeune homme consentit avec enthousiasme à l'accompagner. Les cours d'Ania à l'université ne reprenant que le 15 septembre, le départ fut donc fixé au dimanche 6 et le voyage durerait une semaine…
 

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Chapitre 29


     

     Tôt ce dimanche-là, Ania et Charles s'étaient donc mis en route pour la Pologne. Nécessaire à son travail et ses fréquents déplacements dans tout le pays pour le compte des FTR, le jeune homme avait acquis sa propre automobile, une très jolie Opel Kapitän, rouge au toit crème. La route promettait d’être longue jusqu'à Lublin. Plus de 1'500 kilomètres, que les deux jeunes gens avaient prévu de parcourir en trois jours au moins. Ils disposaient évidemment de tous les documents et autorisations indispensables pour traverser l’Allemagne de l’Est et pour séjourner en Pologne. Là-bas, bien qu'il soit légitime, ce pèlerinage risquait de se révéler extrêmement pénible. Sans cesse, elle tentait d'imaginer se trouver à l’entrée de Zawadka, remontant la petite route, jusqu'au haut du village, et jusqu’à la ferme où… Il lui était impossible d’imaginer la suite. Aurait-elle la force d’aller aussi loin ? Elle le voulait. Mais une fois sur place… Questions difficiles,  sans l’ombre d’une réponse au moment du départ. Mais cela ne la retint pas. Comme Charles Barras l'avait prévu, le voyage leur prit trois jours. Ils firent escale à Hof et à Wroclaw. Ania avait appris, par ses parents adoptifs et le courrier de Marie, que c’est dans la gare de cette dernière ville jadis appelée Breslau que, en mars 1943, elle avait été embarquée par les SS dans le train qui devait l’emmener à Lublin. Un convoi dans lequel elle avait fait la connaissance de Marie et de sa grand-maman Sara. Ania se souvenait encore de la gentille vieille dame qui avait pris soin d’elle dans cet infect wagon à bétail. Et de la triste façon dont elle avait perdu la vie en arrivant à Lublin. Ayant pris possession de leur chambre d'hôtel, Ania et Charles allèrent à pied jusqu’à la gare de Wroclaw. Pour la jeune femme, il s’agissait d’effectuer un test : que ressentirait-elle en revoyant ce bâtiment dont elle se souvenait vaguement ? En fait, elle n'éprouva pas grand-chose, si ce n’est d’être émue de se retrouver dans un endroit qui faisait partie de la tranche d’histoire la plus douloureuse de sa vie. Mais la gare devait avoir bien changé et, lorsqu’elle était arrivée ici, à la fin de l’hiver 43, il faisait nuit et il y avait de la neige ; si bien qu’elle ne parvint pas vraiment à reconnaître l’endroit.
     Le troisième jour, l’Opel et ses deux occupants effectuaient leur entrée dans la ville de Lublin. Plus la voiture s’en était rapprochée, plus le stress d’Ania avait grandi. Disposant d’une carte de la ville peu détaillée, ils durent tourner un bon moment dans les rues avant de trouver leur hôtel. Enfin, après vingt minutes de recherche, Charles gara la voiture devant le Lublinianka. Il était dix-neuf heures et les jeunes gens étaient exténués. Après avoir pris chacun un bon bain, ils se retrouvèrent face à face autour d'une table de l’excellent restaurant de l’hôtel. Ania mangeait peu, ou difficilement. Deux plis soucieux séparaient ses yeux d'un bleu toujours aussi  intense. Comprenant son anxiété, Charles ne lui posa aucune question. Elle apprécia beaucoup cette discrétion et, sur la table, posa sa main sur celle de son ami. Les yeux de celui-ci étaient si débordants d’amour, qu’il eut l’impression que tous les clients du restaurant allaient river leurs regards sur le sien. Gêné et rougissant imperceptiblement, il baissa les yeux. Ania s’en aperçut et se levant légèrement, déposa un baiser sur les lèvres de celui qui, la nuit suivante, allait lui faire l’amour avec une tendresse infinie.
     Le lendemain matin, dans l’Opel garée sur la route de Chelm qui longeait et surplombait l’ancien KL Lublin-Majdanek, Ania ne parvenait plus à détacher son regard des baraquements subsistant encore dans le camp. Il restait tellement peu de choses... Le champ V avait disparu et ses baraques, qu’elle avait habitées durant six mois, n’étaient plus là. En dépit de cela, elle reconnaissait parfaitement l’endroit. C’était bien là qu’elle avait revu l’Obersturmführer Kenetz, l'odieux SS qui avait ruiné quinze ans de sa vie. Chaque fois, et elles étaient innombrables, qu’elle pensait à cette époque, c’est l’image de cet homme qui s’imposait à son esprit. Au point de ne plus pouvoir s’en débarrasser. Ce qu’elle ne souhaitait d’ailleurs pas, parce que secrètement elle espérait bien le retrouver un jour, pour autant qu’il soit encore en vie. Et ce jour-là, elle était bien certaine de le reconnaître, quoi qu’aient apporté les années à son apparence physique. Dans ce vague projet, qui faisait son chemin dans sa tête depuis plus de deux ans, c'est bien de cette hypothèse dont il était question… 
     

     La soustrayant à ses pensées, Charles lui demanda si elle se sentait prête à se rendre jusqu’à l’entrée du camp. Après un long soupir et quelques secondes de réflexion, elle répondit par l’affirmative. Ils mirent un peu moins de deux heures pour effectuer la visite. Charles se montra très intéressé et aurait bien voulu y consacrer plus de temps. Mais dès les premiers instants, il avait remarqué que son amie ne semblait pas au mieux. En réalité, Ania ne parvenait pas à prendre conscience qu’elle se trouvait là où Marie avait été assassinée. Pour elle, si elle faisait abstraction de ses nombreuses semaines de maladie, les six mois de séjour dans ce camp s’étaient finalement plutôt bien déroulés. Jamais on ne l’avait maltraitée. Les conditions d’internement étaient certes effroyables, mais elle avait fait partie des prisonniers les moins défavorisés. Même si, à la fin des années cinquante, peu de gens connaissaient bien l’histoire du génocide des Juifs, Ania en avait appris suffisamment pour prendre conscience de ce fait : elle avait été une détenue privilégiée. C’est peut-être pour cette raison qu’elle supporta si bien cette visite ; jusqu’à ce qu’elle et Charles aient atteint le haut du camp et l'enchevêtrement de briques et de planches qui jadis constituait le grand crématoire. Pour l’avoir appris au cours de ses études d'histoire à l’université de Neuchâtel, Ania savait qu’elle se trouvait à peu près à l’endroit où avaient été entassés et brûlés les corps des victimes de la tuerie du 3 novembre 1943. Même si elle refusait de se le représenter, c’est sans doute également là que le corps de Marie avait subi le même sort. Longtemps Ania demeura à cet endroit, debout, les mains jointes sous sa taille, dans une réflexion, un recueillement silencieux que Charles se refusa de troubler. Et puis, les yeux rougis et humides, la jeune fille émergea lentement de ce flot incessant de pensées. Elle prit alors la main de son ami et lui dit qu’il était temps de s’en aller, de quitter ce camp comme cela faisait 16 ans, jour pour jour, qu’elle l’avait fait pour être admise à l’hôpital Jan Bozy de Lublin.
C'était la fin d'une matinée ensoleillée et, après avoir repris l’Opel pour aller récupérer leurs bagages à l’hôtel, ils étaient partis en direction de Zamość, leur étape suivante. Sur une route en très mauvais état, et s’étant arrêtés pour ingurgiter quelque nourriture, ils roulèrent près de trois heures pour parcourir les quatre-vingt-dix kilomètres séparant les deux villes. Plus ils se rapprochaient de Zawadka, pourtant encore lointain, plus Ania se sentait mal à l'aise. Elle ne se souvenait pas d'être un jour venue à Zamość, mais juste avant d’arriver à l’hôtel, la voiture avait longé un grand bâtiment gris qu’elle fut presque certaine d’avoir déjà vu. Sur sa demande, Charles gara l’Opel juste en face de celui-ci. Ania en descendit et, à pas lents, elle s’approcha du palais Jan Zamoyski. C’est là, elle en était certaine, qu’elle avait été amenée par camion, en compagnie des autres enfants enlevés avec elle en mars 1943. Ses proches et le docteur Laurent étaient les seules personnes auxquelles Ania avait parlé de ce périple l’ayant mené jusqu’à Breslau. Mais, dans sa mémoire, subsistaient quelques grandes zones d'ombre. En voyant le palais Zamoyski, un de ces vides fut définitivement comblé. Ainsi, elle avait transité par la ville de Zamosc.
     

     Le soir, dans un restaurant bordant la place du Marché, Charles et Ania dînèrent dans une atmosphère plutôt détendue. Ils avaient fait le tour de la vieille ville et l’avaient trouvée absolument magnifique. Edifiée au XVIIème, selon les plans de l’architecte italien Bernardo Morando et dans un style Renaissance des plus aboutis, cette cité avait pour surnom "La Padoue du Nord" . De la terrasse du restaurant, les deux jeunes gens avaient vue sur l’Hôtel de Ville, un édifice impressionnant, situé dans un angle de la très belle place du Marché, laquelle formait un carré parfait d’une superficie d’un hectare. Ania se sentait un peu mieux que durant l’après-midi. La proximité de Zawadka, de Chmielek et l'échéance de voir la tombe de ses parents l’avaient rendue fébrile et très nerveuse. Mais Charles avait réussi à la détendre ; suffisamment du moins pour qu’elle lui adresse quelques petits sourires. Il savait  aussi que demain allait être une journée extrêmement difficile. Pour elle surtout, mais aussi pour lui qui ne supportait pas de la voir pleurer. De son côté, Ania demeurait consciente que les heures les plus pénibles de ce voyage étaient imminentes. Au fond d’elle-même, se disait-elle, le fait que Charles soit là l’aiderait certainement beaucoup dans ce retour aux sources. Et elle se sentait très rassurée de penser qu'il en serait ainsi.
     Les jeunes gens avaient décidé de garder la chambre de leur hôtel de Zamość pour trois nuits. La ville n’était distante que de soixante-dix kilomètres de Zawadka, et entre les deux, c’était la campagne. Encore verte, très belle, mais beaucoup moins fournie en moyens d’hébergement pour les touristes. Après avoir pris, stress oblige, un petit déjeuner très léger, les jeunes gens se mirent en route en direction du sud-ouest. Charles, qui était au volant, jetait de fréquents coups d’œil à sa passagère, se rendant compte qu’elle devenait de plus en plus nerveuse à mesure que leur destination approchait. Mais auparavant, parce qu’elle figurait sur leur chemin, l’Opel rouge traversa la ville de BiÅ‚goraj. Ce nom ne disait rien à Ania mais, en passant devant la Mairie, elle eut encore une fois l’impression de connaître les lieux. Charles stoppa l’auto. Ania en descendit et son ami alla la garer un peu plus loin. La rejoignant très vite, il la trouva fort perplexe. Il passa un bras sur ses épaules et lui demanda ce qui la troublait ainsi. Ania lui expliqua que c’est à cet endroit qu'elle avait été emmenée juste après son enlèvement. Elle reconnaissait parfaitement la Mairie et la grande cour dans laquelle étaient dressés les baraquements provisoires dans l’un desquels elle avait été hébergée. Après quelques instants passés à tenter de remettre en place ces poignants souvenirs, Ania regagna la voiture en serrant la main de Charles. Mais il fallut encore du temps pour que, se retournant plusieurs fois, la jeune femme réussisse à faire baisser un peu sa tension. Décidément, pensait-elle, ce voyage prenait une tournure qu'elle n'avait pas envisagée. Jamais elle n'avait imaginé retrouver tant de choses de cet horrible hiver de 1943. La seule chose qu'elle avait vraiment tenté de prévoir était le choc du retour dans son village natal. Après quelques instants, l’Opel reprit sa route. Cette fois pour rejoindre directement, la carte routière l’indiquait, les villages de Chmielek et de Zawadka.
   

     En cette fin d’été et tout le long de la rivière Tanew, l’herbe était encore très verte. L’Opel s’était engagée sur la route chaotique longeant le petit cours d’eau. Ania n’était pas bien. Parce qu’elle se souvenait parfaitement avoir jadis passé du temps le long de cette rivière. Avec ses parents, elle y était venue plusieurs fois, à la belle saison, profitant du beau temps pour pique-niquer dans l’ombre des arbres longeant son cours. Elle ne se souvenait plus de l’endroit exact, mais elle était bien certaine que c’était par là. Après quelques instants, la voiture parvint au hameau de BudzyÅ„ et à un carrefour. Continuer tout droit les mènerait au village de Chmielek, tourner à droite dans celui de Zawadka. En premier lieu, Ania désirait voir la tombe de ses parents. Elle ignorait où se trouvait le cimetière, mais Charles qui était au volant tomba dessus par le plus grand des hasards. Ayant coupé le moteur de la voiture, le jeune homme se tourna vers son amie. Ania ne respirait plus. Charles lui prit la main. Elle se tourna vers lui et fit un immense effort pour se décontracter et tenter de lui sourire. Il lui demanda si elle voulait continuer. Serrant les dents, elle fit signe que oui. Tous deux quittèrent alors l'Opel et pénétrèrent dans le cimetière. Il leur fallut une bonne dizaine de minutes pour trouver la sépulture qu'ils cherchaient. Ceinte d'une bordure de granite, la tombe était entièrement recouverte de mauvaises herbes. A sa tête, une simple croix de bois avait été plantée, semblant d'une assise précaire et en piteux état. A l'intersection de ses deux branches était gravé le nom de "REMPA". Juste en dessous figurait l'année "1943". Sur le bras gauche, Ania en larmes pu lire : "Halina – 1909" et sur celui de droite : "Andrzej – 1907". Soutenue par Charles qui éprouvait bien de la peine à ne pas sombrer lui aussi, elle se sentit défaillir. Ses parents se trouvaient là, devant elle, unis jusqu'à la fin des temps mais ensevelis sous un amas de terre livré à un total abandon. La jeune femme ne parvenait plus à quitter des yeux ces deux prénoms gravés sur la croix, à peine visibles tant le bois avait souffert des outrages du temps. Le cimetière était désert et les oiseaux s'étaient tus, comme pour mieux respecter la douleur de cette femme anéantie. Et les minutes passèrent, contrairement au temps qui, pour les jeunes gens, semblait s'être arrêté. Il faisait un temps magnifique, mais le vent soufflait avec force et violence. Les cheveux d'Ania volaient en tous sens et, par petites touffes, venaient se coller contre ses joues mouillées de chagrin. Et sa peine ne s'évanouissait pas, contrairement à elle qui, soudain, tomba à genoux. Plutôt que de la relever, Charles la rejoignit dans cette posture et, longtemps encore, tous deux demeurèrent serrés l'un contre l'autre, submergés de peine. Pour Ania, ce fut la douloureuse réouverture d'une blessure au cœur qui, elle en était certaine, ne guérirait jamais.
     

     Une heure plus tard, à peine remis de leurs émotions et les yeux encore humides, Ania et Charles étaient de retour à BudzyÅ„. La jeune femme, toujours sous le choc, demanda à son ami de continuer tout droit. Elle ne sentait tout simplement pas la force d'aller revoir Zawadka. Ils y reviendraient le lendemain... Pour l'instant, ils prirent le chemin du retour vers Zamość et s'arrêtèrent une nouvelle fois à BiÅ‚goraj. Charles gara la voiture dans une ruelle proche de la mairie. Par chance, et l'ayant remarqué plus tôt dans la matinée, ce jeudi-là était jour de marché dans la petite ville. Il était midi et demi passé et ni l'un ni l'autre ne songeait à manger. Les deux jeunes gens se mirent à la recherche d'un marchand de fleurs ou de plantes ornementales. Après quelques minutes, ils en trouvèrent un dont l'étal était superbement achalandé. Ania y fit l'acquisition de deux magnifiques bouquets de roses blanches. Le sympathique marchand lui vendit également des godets de giroflées ravenelles de la même couleur, lui expliquant la façon de les planter. Ania en acheta de quoi couvrir une surface de trois mètres carrés. Non loin de là, Charles fit l'achat de deux vases en terre cuite. Ainsi nantis, les deux jeunes gens reprirent leur voiture et s'en retournèrent au cimetière de Chmielek. En y pénétrant le matin, ils avaient remarqué que divers outils étaient entreposés dans une petite cabane. Il y avait là pelle, bêche et pioche, ainsi qu'un arrosoir. Empruntant ce qui leur était nécessaire, tous deux se mirent alors au travail. Charles commença par arracher, sur la tombe, le plus gros des mauvaises herbes, puis il en retourna la terre. Le sol était très sec et rapidement le jeune homme se mit à transpirer. Après une demi-heure d'effort, la sépulture fut prête à accueillir les giroflées. Le marchand avait prévenu Ania qu'il était un peu tôt pour les planter, mais que cela ne poserait pas de problèmes quant à leur floraison. Dès le mois de mars et chaque année, de superbes fleurs, de couleur rouge orangé, allaient recouvrir toute la tombe de ses parents. Avec précaution, Charles entreprit de redresser la croix de bois et de consolider son implantation. Au pied de celle-ci, et de chaque côté, il déposa les deux vases, dans lesquels Ania introduisit les roses blanches. Après quoi, et de façon à bien humidifier la terre, le jeune homme s'en alla plusieurs fois remplir l'arrosoir au robinet se trouvant dans la cabane. Il était quinze heures. Le vent s'était calmé et il faisait toujours très beau. Chaussures et bas de pantalons couverts de terre, bras dessus, bras dessous, Ania et Charles contemplaient une tombe n'ayant plus rien à voir avec celle qu'ils avaient découverte dans la matinée. La fille de Halina et Andrzej, si elle se sentait mieux, était toujours très émue. S'ils ne verraient pas, au printemps prochain, le résultat de leur travail, les jeunes gens étaient contents de l'avoir effectué. Les corps ensevelis sous ce chaud parterre fleuri avaient bien mérité ça. Après avoir pris quelques photographies de la sépulture ainsi parée, il était temps pour eux de s'en aller. Charles partit le premier, laissant à son amie la dignité de prendre, seule et en toute intimité, congé de ses parents.
     Le lendemain matin, après une nuit sans grand sommeil pour Ania, celle-ci et son ami étaient de retour au carrefour de BudzyÅ„. Si la jeune femme appréhendait toujours ce moment, elle se sentait un peu mieux que le jour précédent. Charles à son volant, l'Opel s'engagea alors sur la route menant à Zawadka. Après quelques secondes apparurent les premières habitations. Les lèvres pincées, Ania ne disait rien. Le jeune homme continua, roulant très lentement. La route commençait à monter. Ils croisèrent un homme menant un cheval à la bride. Ania le dévisagea, mais sans qu’il ne lui rappelle qui que ce soit qu’elle aurait connu dans le hameau. Comme beaucoup de villages de Pologne, celui-ci ne possédait pas de centre tel qu’on peut l’imaginer dans nos contrées. Toutes les maisons étaient alignées de part et d’autre de la chaussée. L’Opel montait toujours. Sous un soleil resplendissant et devant une maison, deux enfants jouaient au ballon. Soudain, Ania demanda à Charles de s’arrêter. Au sortir d’un virage et au bout de la courte ligne droite qui suivait, la jeune fille venait d’apercevoir la maison de son enfance. Cette fois, c’est elle qui saisit la main de son ami. Son cœur battait à un rythme effréné et elle éprouva, pendant un court instant, quelque peine à respirer. Elle ne parvenait plus à quitter des yeux le toit de cette maison émergeant d’une haie de hauts buissons. Charles, suspendu au regard d’Ania, ne pipait mot. Alors, la jeune femme lui demanda de continuer à avancer. Ce qu’il fit lentement, progressant jusqu’à la hauteur de la maison, située sur la gauche et en  retrait de la route. Ania pencha la tête afin d’avoir confirmation de ce qu’elle soupçonnait depuis vingt secondes. Si la maison de son enfance était bien là, elle avait été complètement rénovée, paraissant presque neuve. Et le corps de ferme, la grange, l’écurie avaient disparus. Cette surprise eut presque le don d’éloigner de ses pensées ce qui s’était passé ici seize ans plus tôt. Elle se trouvait à quelques mètres du lieu où ses parents avaient été assassinés, et elle ne reconnaissait pas vraiment l'environnement. Elle fut juste capable, car elle s’en souvenait parfaitement, de situer l’endroit précis où, dernière vision d’horreur avant d’être embarquée dans le camion de ses ravisseurs, gisait le corps et le dos ensanglanté de sa maman. Mais ce pas de porte d’entrée de la maison donnait maintenant sur un jardinet, alors que jadis il débouchait sur la cour longeant toute la ferme. Profondément émue, au bord des larmes, Ania expliqua tout cela à son ami, lequel partageait l'émoi de la jeune femme. Pour l’instant, les lieux étaient déserts et Charles demanda à Ania si elle voulait sortir de la voiture. Elle répondit par la négative. A cet endroit, l'Opel se trouvait presque tout en haut du village. Sur le côté droit de la route, au sommet d’un poteau électrique, trônait un immense nid constitué de branchages. A cette époque de la saison il était vide, mais Ania se souvenait très bien que dans son enfance, elle avait régulièrement vu un couple de cigognes venir y élire domicile dès le printemps. Le temps de se reproduire, d’élever ses petits et de repartir alors vers le sud. Pour la jeune fille, ce furent un souvenir et une émotion de plus dans un voyage dépassant largement tout ce qu’elle avait imaginé à ce propos.
     

     Toujours sur la droite de la route, un homme apparut soudain sur le pas de porte de sa maison. Longuement il observa la voiture. Jadis, se souvint Ania, la bâtisse était propriété des Filipiak, un couple sans enfants. Dévisageant ce personnage et, se remémorant relativement bien Tadeusz et Magdalena, elle n’eut pas l’impression de reconnaître l'homme. Devant lui et à la recherche de quelque nourriture, quatre poules rousses picoraient bruyamment. Sans rien dire à son ami, Ania descendit alors de voiture et s’approcha lentement de l'homme. Charles, qui était demeuré à l’intérieur, dut attendre plusieurs minutes avant qu’Ania ne revienne et lui rapporte sa conversation avec ce monsieur. Il était fermier et s’appelait Eberhoff. Arrivé dans le village en octobre 1943, cette maison était alors vide et il en avait pris possession sur recommandation des autorités occupantes de l’époque. Lui n’avait rien demandé, il était d’origine allemande et prétendait avoir quitté la Biélorussie pour venir s’installer dans la région. Affirmant simplement avoir habité Zawadka il y a quelques années, Ania lui avait alors demandé qui habitait maintenant dans ce qui avait été sa maison. L’homme répondit que celle-ci était également abandonnée lors de son arrivée et qu’une famille polonaise s’y était installée en juillet 1945. Mais elle avait quitté le village en 1957. Et depuis deux ans, un couple de retraités y avait élu résidence. Lequel était absent pour la journée, ayant dû se rendre à Varsovie pour assister aux obsèques d’un membre de sa famille. Dans la voiture, Ania demeurait songeuse. En 1943, l’invasion des colons allemands dans la région de Zamość n’était donc pas une légende. Cet homme, au demeurant fort sympathique, en était un vivant exemple. Il prétendait ne rien avoir demandé. Mais connaissait-il le drame qui s’était joué ici et dans tous ces villages, à l'époque vidés de leurs habitants, pour faire place à des gens comme lui ? C'est une question qu’elle ne lui avait pas posée. A quoi bon ? Il paraissait de bonne foi…
     Après quelques minutes encore à disserter sur le sujet, Ania dit à son ami qu’il était temps pour eux de s’en aller. Le jeune homme continua à suivre la route et, dès la fin des habitations, trouva un endroit pour faire demi-tour. Le dégagement donnait sur un champ immense ; et, tout près de la clôture, plusieurs vaches de couleur foncée paissaient tranquillement. A côté de l’une d’entre-elles, Ania aperçut soudain un adorable petit veau entièrement noir. A la pensée de Tziga, son regard s’était à nouveau embué. Ayant aussi remarqué le jeune animal, Charles comprit instantanément l’émoi de son amie. Il coupa le moteur de l’Opel et quitta le véhicule pour venir ouvrir la portière d’Ania. Sans vraiment comprendre ses intentions, elle sortit à son tour. Charles passa délicatement son bras autour de ses épaules et l'emmena près des animaux. Là, le jeune homme s’accroupit, arracha du sol une grosse touffe d’herbe et la tendit à celle qui semblait être la maman du petit veau. Intriguée et ne semblant pas farouche, celle-ci s’approcha lentement de la clôture. Et le petit suivit. Ania tendit sa main, tout doucement, jusqu’à effleurer le museau du jeune bovidé. Prudemment, alors que sa maman broutait l’herbe tendue par Charles, ce petit veau qui rappelait si intensément Tziga à la jeune femme, offrit sa tête pendant quelques dizaines de secondes à sa bienfaisante caresse. C’en fut trop pour Ania ! Se relevant avec peine et incapable de retenir le flot de larmes s’étant soudain mis à couleur le long de ses joues, elle se jeta dans les bras de Charles. Bouleversé, son compagnon prit soudain conscience, comme jamais auparavant, du traumatisme subi par la femme de sa vie, tout au long de ces années…

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Chapitre 30


     

     Köttmannsdorf, Carinthie, le lundi 7 mai 1962. Dans son cabriolet Lancia Flaminia Zagato de 1959, Franz Jöltzer conduisait d'une seule main, un profond pli soucieux entre les yeux et une anxiété peu coutumière lui comprimant l'estomac. Sa convocation par la police de Klagenfurt ne lui disait rien de bon. Il avait reçu la lettre cinq jours plus tôt. Ordre lui était donné de se rendre au commissariat du centre-ville, situé Ilse Bauer Strasse 24, muni de tous les papiers d'identité dont il disposait. Le rendez-vous avait été fixé à 14 heures 30. De sa magnifique Lancia gris métallisé, Jöltzer avait abaissé la capote. Il faisait un temps superbe. Le mois de mai était très doux en Carinthie et l'air lui fouettant le visage eut pour effet de le revigorer quelque peu. Finalement, il n'avait aucune raison de s'inquiéter. Il était en règle, parfaitement en règle. A 14 heures 20, il gara sa voiture non loin de l'Hôtel de Police dans lequel on lui avait demandé de se présenter. En marchant pour rejoindre celui-ci, il avait allumé une cigarette. Tous les dix ou douze pas, il tirait nerveusement dessus et expulsait vigoureusement la fumée de ses poumons. Etant parvenu à l'adresse indiquée, il leva la tête et regarda brièvement le panneau marqué "Polizei". Il jeta alors son mégot à terre, l'écrasa avec force du bout de sa chaussure, prit une grande bouffée d'air frais et poussa résolument la porte d'entrée d'un bâtiment de béton parmi les plus laids.
     Dans le petit bureau du commissariat, l'inspecteur de police Josef Zumstein était en train d’examiner le seul document d'identité, en plus de son permis de conduire, que Franz Jöltzer prétendait détenir, un "Reisepass" (passeport de voyage) autrichien établi à Linz en mars 1956. Valable cinq ans, il avait été renouvelé en février 1961. Le document indiquait que son titulaire était né à Orth an der Donau, le 12 février 1918. L’homme affirmait n’avoir plus aucun lien de famille et être fils unique.  Il n’avait jamais connu son père, celui-ci ayant été tué pendant la Grande Guerre, cinq mois avant sa naissance. Sa mère avait perdu la vie dans une avalanche, en faisant du ski dans la station de sports d’hiver de Schladming, alors qu’il n’avait que onze ans. Il était célibataire, menuisier de profession et propriétaire de la scierie de Köttmannsdorf, dans laquelle il exerçait depuis sept ans. Jöltzer demanda une nouvelle fois la raison de cette convocation. Le policier lui répondit qu’il s’agissait d’une simple vérification. Et ce dernier de poursuivre :
   - Qu’avez-vous fait pendant la guerre, monsieur Jöltzer ?
   - Je me suis battu pour mon pays, répondit-il.
   - Dans quelle arme ?
   - Dans différentes unités de la Waffen-SS.
   - Quelles unités et sur quels fronts ?

Etait-ce dû à son stress ou à la chaleur étouffante régnant dans le minuscule bureau, mais Jöltzer commençait à transpirer légèrement. C’est cependant d’une voix très sûre qu’il  énuméra :
 - 1ère Panzerdivision "Leibstandarte Adolf Hitler", 3ème Panzerdivision "Totenkopf", 16ème Panzergrenadierdivision "Reichsführer-SS", tout cela principalement en Russie, Ukraine, France, Italie et en Allemagne.
   - Vous n’avez jamais servi dans un camp de concentration, lui demanda le policier ?
   - Jamais, répondit-il.
   - Même pas dans celui de Lublin-Majdanek ?

Jöltzer observa deux secondes de silence, avala lentement sa salive et affirma d’une voix toujours très calme :
   - Non monsieur ! La Waffen-SS n’a jamais été engagée dans les camps de concentration.
   - Et vous n'avez jamais été basé en Pologne ? reprit l'inspecteur. 
   - Jamais. J'y suis passé plusieurs fois, lors de mes déplacements avec mon unité, mais jamais je n'y suis resté plus de deux ou trois jours.
   - Est-ce que le nom de Zawadka vous dit quelque chose ?
   - Rien du tout. C'est un nom de famille ?
- Non, celui d'un village de la région de Zamość. Avez-vous entendu parler d'enfants, aux caractéristiques physiques aryennes, enlevés par les nazis dans cette  région ?

Jöltzer hésita une seconde, se redressa dans son siège et, très fermement, répondit :
   - Jamais ! Des enfants enlevés ?... Pour quelle raison ?
Le fonctionnaire de police ne répondit pas. A ses yeux, le menuisier paraissait plutôt sûr de lui. Il le couvrit alors d’un regard insistant. Jöltzer ne se troubla pas le moins du monde. Lentement, celui-ci remonta alors la manche gauche de sa chemise. Puis il offrit l’intérieur de son bras au regard du policier. Ce dernier remarqua alors que, un peu en dessous de l’aisselle, l’homme portait un minuscule tatouage. Il approcha son visage de ce bras tendu et parvint à lire, en petites lettres bleu foncé : O+.
   - Je suppose que vous savez de quoi il s’agit ? lui demanda alors le menuisier.
Le policier hocha la tête en disant : 
   - Le tatouage des hommes de la Waffen-SS. Lequel indique votre groupe sanguin…
Jöltzer reprit :
   - Exactement ! Je n’ai rien à cacher, inspecteur. Oui, j’ai été Waffen-SS. Comme les soldats de la Wehrmacht, je me suis battu pour mon pays. Pourquoi toutes ces questions ? De quoi m’accusez-vous, enfin ?
Sans lui répondre immédiatement, le fonctionnaire se saisit encore une fois du passeport de l’homme, posé sur son bureau. Il le feuilleta durant de longues secondes et, l’agitant, il lui dit :
   - De rien. On ne vous accuse de rien, monsieur Jöltzer. Mais je vais garder votre passeport. Juste le temps de le faire examiner par notre service d’identification judiciaire.
   - Pour quelle raison ?
   - Simple vérification, je vous l’ai déjà dit.
   - Et ça va prendre combien de temps ?
   - Trois ou quatre jours, pas plus. Dès qu’on sera prêt à vous le rendre, je vous appellerai pour que vous passiez le récupérer. Avez-vous un numéro de téléphone où l’on puisse vous joindre ?

Jöltzer donna son numéro. L’entretien était terminé. Le policier se leva et lui tendit la main. Le menuisier la serra sans rien dire et se dirigea vers la porte de sortie du bureau. Le regardant partir, l'inspecteur Zumstein lui balança soudain une dernière question :
 - Qu'est-il arrivé au petit doigt de votre main gauche, monsieur Kenetz ?
Bouche bée, Jöltzer dévisagea son interlocuteur. Puis, sans se départir, il demanda :
 - Comment m’avez-vous appelé ?
Le policier s’excusa pour ce lapsus pourtant délibéré. Lequel, selon son expérience, n’avait pas vraiment révélé que le menuisier était bien le type se dissimulant derrière une fausse identité, comme le soupçonnait le Centre de documentation juive de Vienne se trouvant à l'origine de la demande d'enquête concernant cet homme. Avec un sourire en coin, et tout en passant la main droite sur ce qui restait de son auriculaire sectionné à la base, Jöltzer lança simplement :
   - Il m’est arrivé ce qui arrive tôt ou tard à des milliers de menuisiers à travers le monde…

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