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Chapitre 31


     

     Escorté par deux hommes le serrant de près, au troisième étage de la prison de Ramla, ce soir-là le condamné fut amené au pied de la potence. Lentement, les deux gardes lui lièrent les chevilles et le placèrent sous le cadre métallique auquel était attachée la corde. Celle-ci pendait dans une parfaite inertie. Un des deux hommes présenta alors une large cagoule blanche au condamné. D'un hochement de tête sans équivoque, ce dernier la refusa. De son regard inexpressif, l’homme fixa la corde. Elle était très proche de sa tête et, sans ses lunettes de presbyte, il ne parvint pas à la distinguer précisément. Mais il ne la quitta plus des yeux une seule seconde, jusqu'à ce que l’un des gardes la lui passe autour du cou. Ayant vérifié une dernière fois la solidité de son point d'ancrage, celui-ci ajusta le nœud coulant sur la nuque du condamné à mort. Puis il se plaça rapidement près du mécanisme d'ouverture de la trappe, là où son collègue était demeuré. Les mains nouées dans son dos, celui qui n’avait plus que quelques secondes à vivre tremblait légèrement. Mais ce n'était pas en raison du froid. Au dehors, dans cette région proche de Tel-Aviv, cette nuit sans lune était tiède, pleine de douceur et sans le moindre souffle de vent. Dans la grande pièce servant exceptionnellement de lieu d’exécution, solennels et retenant leur souffle, le cœur des officiels et des journalistes battait la chamade. Tous  semblaient pétrifiés, comme s'ils ne croyaient pas ce à quoi ils étaient en train d'assister. Ayant aperçu que ses deux gardiens posaient leur main sur les boutons de commande actionnant la trappe, le condamné fixa le sol qui allait se dérober sous lui. En allemand, il s’écria alors :
   - "Vive l’Allemagne ! Vive l’Autriche ! Vive l’Argentine ! Trois pays que j’ai aimés. J’ai obéi aux lois de la guerre et à mes supérieurs. Je salue ma femme, mes enfants, ma famille et mes amis"…
Puis il ferma les yeux pour la dernière fois de sa vie. Les deux hommes en charge de son exécution appuyèrent alors simultanément sur les boutons de commande d’ouverture de la trappe, dont un seul déclenchait le mécanisme (ceci afin qu’aucun ne sache qui avait réellement actionné la commande). Le sol s'ouvrit spontanément et la corde se tendit en une fraction de seconde. Trois mètres plus bas, la dernière chose que perçut le pendu fut la sensation horrible du craquement de ses vertèbres cervicales. Sa mort fut instantanée, à peine douloureuse. Quelques minutes avant minuit, en ce jeudi 31 mai 1962, l’ancien SS-Obersturmbannführer Adolf Eichmann, grand ordonnateur de la déportation de trois millions de Juifs européens vers les camps d’extermination de la Pologne, venait enfin de payer l'addition d’une lourde responsabilité dans l'un des pires crimes contre l'humanité commis par les nazis.
     

     Le lendemain, à Tel-Aviv, ignorant encore tout de ce fait d'histoire et débarquant du Convair Coronado de Swissair en provenance de Genève, Jakub et Eva prenaient pied sur le sol de l’Etat d’Israël. Leurs premières vraies vacances loin de chez eux, ils avaient voulu les passer ici, dans ce petit pays créé une quinzaine d'années plus tôt, que tant de rescapés de la Shoah avaient voulu rejoindre après la guerre. C'est donc avec grande émotion que les parents d'Ania firent leurs premiers pas dans la découverte du pays et de la région de Jérusalem, là où ils allaient passer la plus grande partie d’un périple de dix jours.
     Au fond d'elle-même, Ania était contente qu’Eva et Jakub se soient enfin décidés à effectuer ce voyage. Parce que cela faisait longtemps qu'ils en parlaient, et parce que, tous les deux très travailleurs, ils avaient bien mérité de se détendre un peu. Mais aussi parce que leur absence allait peut-être permettre à la jeune femme de se lancer dans une recherche nécessaire, dont l'idée parfois la réveillait en pleine nuit. En s’attelant à la tâche assez spéciale qu’elle avait décidé de mener dans cet appartement qu'elle connaissait bien, Ania avait la gorge nouée. Parce qu'il s'agissait finalement d'une mission moralement condamnable. A l'insu de ses parents adoptifs, elle se devait de trouver les réponses que ceux-ci n'avaient jamais apportées à sa soif de savoir. Ce qu'elle désirait, c'était connaître les moindres détails de l'histoire qui l'avait finalement amenée à vivre ici, en Suisse, si loin de son pays natal. C'est dans cette maison qu’elle avait vécu, dès l'âge de sept ans. Et cet endroit, elle l’aimait beaucoup. Même si elle n’avait jamais oublié sa maison de Zawadka, elle avait ici des souvenirs bien moins douloureux. Déterminée, la jeune femme savait assez précisément ce qu'elle cherchait : des papiers, du courrier, en provenance d'Autriche ; une lettre qu'elle avait réceptionnée, alors que ses parents étaient absents, et qui lui avait paru étrange. C’était l’année précédente et, bien sûr, elle ne l’avait pas ouverte, espérant que ses parents lui en parleraient s’ils jugeaient bon de le faire. Ce ne fut pas le cas. Mais l'avaient-ils gardée ? Elle n'en n'était pas sûre, même si son instinct lui disait que oui. Et peut-être même devait-il y en avoir d'autres. Mais où les trouver ? Réfléchissant à ce problème, elle pénétra dans la cuisine. Dans la pièce flottait toujours cette odeur caractéristique, ce parfum indéfinissable, doux et léger, qu'on trouve souvent dans les vieilles maisons et les appartements anciens. Aussi loin qu'Ania se souvienne, de tels effluves avaient toujours flotté là. Ne sachant où débuter sa quête, elle ouvrit machinalement l'un des placards, lequel contenait plusieurs petits bocaux à conserves. De la confiture. De cette délicieuse gelée de coings que sa maman réussissait si bien. D'un sec revers de la main, elle repoussa la porte du placard, se disant que ce n'est pas là qu'elle allait trouver ce qu'elle cherchait. Dans le buffet du salon, Ania savait qu'elle allait tomber sur beaucoup de paperasse : factures, courrier, notes diverses et variées. Trois classeurs, tous bien remplis. Elle pensait qu'entreprendre de vérifier leur contenu la mettrait mal à l'aise. Et cela ne manqua pas. Elle s'y attela sans grande conviction car il était impossible, pensait-elle, que ce qu'elle cherchait y fût classé. Trop simple, pas digne de ses parents ! Après deux bonnes heures, la documentation n'avait rien livré et dans tout le reste du meuble, elle ne découvrit rien d'autre non plus. Un peu découragée, elle regarda sa montre et quitta l’appartement, résignée pour ce soir-là, mais bien résolue à y revenir bien vite avec Charles.
 

    Le lendemain en début de soirée, après avoir passé la nuit et la journée chez les Barras, Ania revint à l'appartement en compagnie de son ami. Ils décidèrent de commencer à chercher dans le grenier, endroit le plus propice à dissimuler divers objets destinés à être soustrait à la curiosité de certaine… On accédait aux combles de la maison par une pièce servant de débarras et par un petit escalier de bois en colimaçon. En pénétrant dans ce grenier, Ania éprouva un petit pincement de cœur. Dans cet endroit, elle avait passé tellement de temps étant enfant. Ses parents l'avaient souvent laissée monter ici, car elle semblait s'y plaire, sans qu'elle ne leur dise ni qu'ils ne lui demandent pour quelle raison. A l'époque, pour une petite fille, un grenier était forcément rempli de trésors cachés et imaginaires. La dernière fois qu'Ania était montée ici, ce devait être il y a cinq ou six ans. Aujourd'hui, elle n’y vit plus que ce qu'il contenait réellement, c'est à dire une malle, une petite armoire et des cartons contenant principalement des vêtements. Les jeunes gens firent le tour de la grande pièce. Le parquet, comme il l'avait toujours fait, craquait délicieusement sous leurs pas. Alors qu'Ania s'attelait à contrôler l'armoire et la malle, son ami s'attaqua aux nombreux cartons. Après deux bonnes heures d'effort, rien, aucun résultat! Dehors, il faisait beau et chaud. En conséquence, le grenier s'était transformé en étuve et les deux jeunes gens transpiraient à grosses gouttes. A genou sur le parquet, ils échangèrent un même regard de découragement. En se relevant, Charles, qui était de grande taille, se cogna violemment la tête contre l'arrête d'une poutre de la charpente. Se tenant le crâne, il s'agenouilla à nouveau pour qu'Ania puisse voir sa blessure, laquelle semblait superficielle. Ayant toujours la tête penchée vers le bas, le jeune homme eut soudain le regard attiré par une chose bizarre. Partout, le sol était recouvert de poussière. Mais là, juste à l'endroit où la poutre pénétrait dans le sol, il y avait une petite surface qui n'en contenait pas. Il tapota légèrement des doigts sur le parquet et il lui sembla qu'il sonnait creux. Très vite, il parvint à soulever l'une des lamelles de sapin vieilli. Le cœur battant, sous le regard pétrifié d'Ania, il extirpa de la cache une boîte métallique ayant dû, à l'origine, contenir des palets bretons. Charles passa la boîte à une Ania des plus fébriles. Tremblant légèrement, celle-ci interrogea son ami du regard. D'un léger signe de la tête, il lui fit comprendre qu'elle pouvait y aller.
     Avec précaution, Ania fit basculer le couvercle. Celui-ci ne résista pas une seconde, preuve peut-être qu'il devait avoir été manipulé il y a peu. A l'intérieur de la boîte, elle y trouva un sachet de plastique transparent dans lequel un paquet de lettres était emballé. Fébrile et la sueur au front, Ania défit le petit emballage et en extirpa avec lenteur et anxiété le contenu. Il y avait là pas moins de neuf lettres. Les quatre premières provenaient d’Autriche, le reste de Pologne. Ania était au comble de l'excitation. Comme Ali Baba, elle et Charles venaient de découvrir leur trésor. Les lettres autrichiennes avaient été postées à Linz en 1951 et 1954, puis à Vienne en 1961 et 1962. Glissées dans une simple enveloppe bleu ciel, les nom et domicile de son père avaient été rédigés à la main. Sur l'enveloppe des deux dernières, en plus, figuraient les coordonnées de l'expéditeur. Ainsi, avec celle de 1961, Ania reconnut immédiatement la lettre du Centre de documentation juive de Vienne, celle-là même qu'elle avait réceptionnée l’an dernier. 
     

     Dans l’appartement de ses parents, assis dans le canapé du salon, sous le regard bienveillant de Charles qui passait encore parfois ses doigts sur son crâne endolori, Ania entreprit d’ouvrir les lettres en provenance de Linz. Se souvenant de ce que son père lui avait raconté le soir de ses vingt ans, elle n’apprit rien de plus que ce qu’elle connaissait déjà. Dans la première, elle lut que Kenetz n’avait pas pu être retrouvé par le Centre Wiesenthal. Et dans la seconde que ce dernier allait fermer son agence et transférer, au musée Yad Vashem  de Jérusalem, toute sa documentation. Par contre, les deux autres courriers se révélèrent carrément explosifs quant à leur contenu. D’abord, dans celui qu’Ania avait réceptionné, Simon Wiesenthal annonçait, en date du 17 mars 1961, que le Centre de documentation juive avait été rouvert et qu’il était maintenant basé à Vienne. Le "chasseur de criminels nazis" informait également Jakub et Eva, que lui et ses collaborateurs s’étaient remis à la recherche de Johann Kenetz, et qu’ils ne manqueraient pas de les tenir informés quant aux résultats de leur enquête… A la lecture de ces lignes, Ania avait changé de couleur. Elle lâcha la lettre et, lentement, se tourna vers Charles. Celui-ci capta alors dans son regard, une lueur qu’il ne lui connaissait pas. Très vite, Ania ouvrit la dernière lettre. Toujours très crispée, elle dut s’arrêter un court instant pour tenter de se détendre. Lisant d’abord mentalement et, se sentant défaillir, elle tendit la feuille bleu ciel à son ami. Celui-ci lui rappela gentiment qu'il ne connaissait pas encore suffisamment le polonais pour pouvoir le lire. En s'excusant, elle reprit donc la lecture, traduisant à voix haute pour son ami : ce courrier, posté le 22 mai 1962 et signée de Simon Wiesenthal, annonçait deux faits de grande importance aux parents d’Ania. Le premier leur annonçait que Johann Kenetz avait été localisé avec certitude ; il vivait en Autriche sous le nom de Franz Jöltzer, plus précisément à Köttmannsdorf, un petit village situé en Carinthie autrichienne, à une dizaine de kilomètres au sud de Klagenfurt, non loin de la frontière yougoslave. Menuisier de son état, il était le propriétaire d'une scierie implantée dans la commune. En contrepoint à cette grande nouvelle, le chasseur de nazis déplorait malheureusement que la police autrichienne, mandatée par un juge d’instruction sur sa propre demande, et malgré une enquête prétendue approfondie, n’avait pu établir que Jöltzer et Kennetz ne faisaient qu’un. L’enquête le concernant avait donc été classée sans suites… 
     Ania toujours assise dans le canapé, Charles s’affairait auprès d’elle. Après un verre d’eau, ce fut un cognac qu’il lui apporta. La jeune femme demeurait muette, bouche bée, comme changée en statue de sel. Son cœur refusait catégoriquement de redescendre en dessous de 120 pulsations à la minute. Ainsi donc, l’assassin de ses parents vivait toujours, Mais la justice se révélait impuissante à le confondre. Simon Wiesenthal, dans la fin de sa missive, se montrait lui aussi très déçu et annonçait qu’il allait tenter de poursuivre son action contre le SS. Mais, pour l’instant, il regrettait de ne pouvoir envisager par quel moyen…   
     Voyant qu'Ania peinait quelque peu à s'extraire de son état fébrile, Charles lui laissa quelques minutes pour se remettre. Pendant ce temps, il se mit à la recherche d'un bloc de papier à lettre et d'un stylo, car il fallait bien qu'ils notent toutes les informations qui leur semblaient utiles, avant de remettre le courrier en place dans la cachette du grenier. Ania ayant enfin récupéré, elle entreprit donc de s'attaquer aux lettres en provenance de Pologne. Les deux premières avaient été postées à Lublin, les autres à PoznaÅ„. La jeune femme n'avait pas la moindre idée quant à l'identité de leur expéditeur. Elles avaient été envoyées entre 1944 et 1961. La première, d’ailleurs, était munie d’un timbre à l’effigie d’Hitler, puisque acheminée par les forces d’occupation allemandes du Gouvernement général de la Pologne. Celle-ci, Ania savait qu'elle ne pouvait avoir été envoyée par Marie, puisque le courrier de sa sœur s'était arrêté, par la force du destin, à l'automne 1943.La première, datée du 7 janvier 1944, était signée de Zbigniew Grabowski, le gentil médecin qu'elle avait vu quelques fois dans le camp de Lublin, et dont elle se souvenait parfaitement. Son courrier concernait ce que ses parents lui avaient appris dans cet appartement même au soir de sa majorité, à savoir la façon horrible dont avait péri sa sœur Marie. Tout ce courrier avait été rédigé à la main et portait la même écriture. Les lettres avaient donc été envoyées par le médecin polonais. La deuxième était datée du 16 novembre 1950. Son auteur venait prendre des nouvelles d'Ania. Eva et Jakub, avaient donc dû lui répondre, mais sans jamais en parler à leur fille. Pourquoi donc, se demanda Ania. Peut-être parce que, à ce moment-là, ils n'avaient pas encore décidé qu'ils lui diraient un jour la vérité sur la mort de Marie. La troisième missive se révéla extrêmement intéressante. Elle avait été envoyée en septembre 1956. Zbigniew Grabowski venait de prendre sa retraite et avait quitté Lublin pour s'installer à PoznaÅ„, la ville qui l'avait vu naître. L'intérêt pour Ania fut que le médecin annonçait à ses parents que, depuis plusieurs années, il enquêtait sur la germanisation des enfants polonais de type aryen, arrachés jadis à leurs parents par les nazis. Ainsi, concluait-il, peut-être parviendrait-il à en savoir davantage sur le sort de leur fille Ania.
     

     Pour celle-ci, comme pour Charles, ce fut la consternation. Elle aurait été enlevée afin d'être germanisée ? Par ses études d'histoire, elle connaissant partiellement ce qui à l'époque n'était qu’une rumeur en Europe occidentale, à savoir que les nazis avaient entretenu plusieurs Lebensborn dans le Reich, ceci afin de "produire" des enfants de race parfaite à leurs yeux. Mais qu'ils se soient livrés à des rapts d'enfants dans ce but, c'est bien la première fois qu'elle entendait parler de ça. Lisant et traduisant pour Charles, elle s’était interrompue pour, l'air complètement abasourdi, regarder ce dernier. Son ami la dévisagea longuement, passa sa main dans ses beaux cheveux blonds et amena le bout de ceux-ci devant le regard d'Ania. Instantanément, elle comprit ce que son ami voulait lui faire entendre par ce geste : blonde aux yeux bleus, c'est ainsi qu'elle avait toujours été ! Serait-il possible que l'assassinat de ses parents ait été dû à cela ? Sans plus attendre, elle se jeta littéralement sur la quatrième lettre. Elle était datée du 3 novembre 1958. Pour Ania, ce fut le coup de grâce ! Zbigniew Grabowski saisissait l'occasion du 15ème anniversaire du massacre des Juifs de Majdanek, pour confier à ses parents qu'il ne pouvait plus garder cela pour lui, qu'il devait absolument les mettre au courant des circonstances précises de la mort de leur fille. Ainsi leur révélait-il que Johann Kenetz, l'infâme, l'ignoble meurtrier d’Andrzej et Halina Rempa, les parents biologiques d’Ania, était également l’auteur de l'assassinat de Marie Meyer.
     Brusquement, la jeune fille se redressa sur sa chaise. Sans rien dire, pétrifiée et blême, les yeux écarquillés et dirigés droit devant elle, elle se remémorait ces jours, voire ces semaines de l'automne 58, durant lesquels elle avait trouvé ses parents bizarres à chaque fois qu'elle rentrait de Neuchâtel pour le week-end. Eva et Jakob s'étaient en effet montrés peu bavards et particulièrement préoccupés à cette époque-là. Mais à chaque question d'Ania sur ce sujet, ils l'avaient rassurée en prétendant qu'ils allaient bien. Maintenant elle comprenait pourquoi ils semblaient alors si perturbés.
     Pour Ania, et pour Charles aussi, cela commençait à faire beaucoup pour une seule soirée. Les jeunes gens étaient littéralement assommés. Mais pour l'un comme pour l'autre, il était hors de question de différer la lecture de la dernière lettre. Le cinquième et dernier courrier du médecin avait été expédié le 24 novembre 1961. En extirpant la lettre de l'enveloppe, Ania s'aperçut que trois photos, en noir et blanc, avaient été jointes à l'envoi. Sans y prêter attention, elle entreprit immédiatement de lire cette ultime missive. L'admirable praticien polonais, semblant passionné par ces hallucinantes histoires d'enlèvements d'enfants, avait réussi à retrouver, notamment au Bureau des Archives de la ville de PoznaÅ„, qu'entre 1942 et 1944, il existait dans le Gouvernement général de la Pologne, des centres de regroupement d'enfants destinés à être germanisés. Et que, dans la région de PoznaÅ„, deux de ces centres très spéciaux avaient été établis. L'un à Kalisz (Kalisch en allemand) et l'autre à Bruczków (Bruckau). Il en existait un troisième dans le Warthegau, à Pastuchów (Puschkau), près de Wroclaw (Breslau). En plus, et sur un thème lié, il y avait aussi le centre de PoÅ‚czyn-Zdrój (Bad Polzin), celui-ci étant avant tout la base régionale des Lebensborn nazis. Dans sa lettre, le médecin polonais qui grâce à Marie connaissait l’histoire d’Ania, pensait toujours que celle-ci avait été enlevée afin d'être germanisée. Et qu'il serait logique qu'elle ait été examinée en dernier lieu à Pastuchów, centre de regroupement le plus proche de l'actuelle Wroclaw, ville où elle avait été embarquée dans le train de Marie et Sara. Ania se souvenait relativement bien des tests que les médecins lui avaient fait passer après qu'elle ait été enlevée. Spécialement de cette grande et belle maison dans la campagne, là où plusieurs hommes et une femme l'avaient examinée, lui semblait-il pour la dernière fois. Mais elle n'avait bien sûr pas la moindre idée quant à l'endroit où elle se trouvait. Ni même, pour situer le lieu, le temps qu'elle avait passé dans le camion l'emmenant à la gare de Breslau. Enfin, le docteur Grabowski indiquait que les photos jointes à cette lettre avaient été prises par lui-même et qu’elles représentaient les trois centres de regroupement cités plus haut. Le cœur battant à nouveau la chamade, Ania se jeta sur les photos. Elles représentaient toutes une bâtisse apparemment construite en pleine campagne. Au dos de chaque cliché, un nom avait été inscrit au crayon. Sans la moindre hésitation, elle reconnut alors, sur la deuxième photo, la maison où elle avait subi les derniers contrôles médicaux avant d'être emmenée à la gare de Breslau. Au dos de cet incroyable cliché, figurait le nom de Bruczków.
     

     Dans l’esprit d’Ania, les choses devenaient de plus en plus claires, et il était dès lors certain que Zbigniew Grabowski avait raison : elle avait été enlevée dans le but d'être germanisée, ou du moins afin de passer les tests nécessaires allant dans ce sens. Et ses parents avaient été assassinés par l’infâme Kenetz parce qu’ils avaient tenté de s’opposer à ce rapt ignoble. N’ayant jamais eu le moindre doute quant à cette dernière évidence, la première lui glaça le sang. Charles pensait comme elle, mais une chose l'interpellait particulièrement. Au vu de l'apparence physique de son amie, laquelle avait dû paraître idéale aux spécialistes nazis de la race aryenne, pourquoi n'avait-elle pas été retenue ? Car son transfert dans un camp de concentration était bien la preuve qu’elle n’avait pas satisfait aux critères de sélection. Question à laquelle, sans doute, aucun des deux ne parviendrait jamais à répondre. Et qui, de toute façon, n’avait pas la moindre importance aux yeux du jeune homme. Parce que si Ania avait réussi les tests, il est certain qu’elle ne serait pas là aujourd’hui à partager sa vie…

 

 


Chapitre 32

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     Wald am Arlberg, Vorarlberg, 1962. Dans ce petit village de l’est autrichien, situé dans la vallée reliant la Suisse à la région d’Innsbruck, la vie pouvait parfois se révéler rude et austère. Très encaissé, le vallon manquait souvent de soleil en hiver mais pouvait se révéler  très agréable à la belle saison. Le 20 octobre de cette année-là, Wald am Arlberg vit sa population augmenter de huit habitants : deux familles de trois et quatre personnes, et un homme seul. Ce dernier semblait avoir la quarantaine bien entamée, il n'était pas très grand mais fin, ses cheveux étaient châtain clair, légèrement grisonnants ; son teint était buriné, ses yeux pers et son regard perçant mettaient souvent mal à l’aise ceux qui le dévisageaient. Très peu bavard, à la limite taciturne, il avait débarqué de nulle part, s’était installé dans un minable chalet planté en lisière de commune, sur les hauteurs, habitation dont le propriétaire, un vieux veuf vivant avec sa fille dans le village, avait été trop heureux de pouvoir se débarrasser. Ses meubles, oh, trois fois rien : une table, un lit et trois armoires, étaient arrivés dans un petit camion qu’il conduisait lui-même. Après avoir emménagé, dès ce soir-là de la fumée s’échappait de la cheminée du chalet. Devant celui-ci était stationné un superbe et rare coupé BMW 503 rouge carmin. Franz Jöltzer était financièrement à l’aise. Ses deux scieries précédentes lui avaient rapporté de quoi assurer ses vieux jours. Neuf ans à Gmünd, en Basse-Autriche, et sept à Köttmannsdorf avaient fait de lui un homme non pas riche, mais à l’abri du besoin. Possédant, en tout cas, largement de quoi s’offrir une voiture sortant de l’ordinaire et d’en changer selon son humeur. Cabriolets et autres coupés sportifs l’avaient toujours fasciné. Il aimait la vitesse et ne craignait pas de rouler à tombeau ouvert, chaque fois que l’occasion et une belle ligne droite se présentaient. C’est en ces trop rares occasions qu’il se sentait réellement vivre. Car, depuis la fin de la guerre et la défaite du Grand Reich, il n’avait plus goût à grand-chose. Le monde du début de ces années soixante l’ennuyait profondément. A ses yeux, la "Guerre Froide" représentait un combat complètement imbécile, surtout en comparaison de celui qui avait été le sien pendant toutes ces années bénies. Non, Johann Kenetz n’avait jamais pu devenir SS-Standartenführer. Et c'était bien là le plus grand regret de sa vie.
    Depuis dix-sept ans, ce fanatique naviguait à vue. Dans un pays vaincu. Dix ans sous le joug de ses vainqueurs, puis sept à chercher sa place dans ce pays qui tentait à tout prix d'oublier son histoire. Il était Allemand, mais l’Allemagne telle qu’il l’aimait était morte, en même temps que son Führer, le 30 avril 1945. Dès la fin de la guerre, ayant fui la Division SS "Götz von Berlichingen" en pleine débâcle, il s’était réfugié dans l’ouest de la Styrie. Là-bas existaient des réseaux clandestins d'évacuation. Nombreux furent ses camarades nazis et SS à passer par là, dans la région montagneuse séparant Salzburg de la Yougoslavie. Adolf Eichmann lui-même y était passé et avait bénéficié de l'aide d'un réseau pour se réfugier en Amérique du Sud. Pour Kenetz, il n'était pas question de partir. Le Brésil ? Pour y faire quoi ? Des arbres, pour sa scierie, il y en avait suffisamment tout autour de lui. Et il était farouchement attaché à ses racines, à sa nation d'alors, le Grand Reich. De naissance, il était Allemand. Mais pour lui, comme pour Hitler, son cher voisin de l’autre rive de l’Inn, Autriche et Allemagne, c'était la même chose, le même Empire. Le Führer était autrichien, Kenetz avait donc décidé de rester en Autriche. C’était aussi simple que cela. Le réseau auquel il s'était adressé lui avait trouvé un nouveau nom, lequel, prétendait-on, était peu répandu en Autriche : Jöltzer. Franz Jöltzer ! Né le 28 février 1918 à Orth an der Donau, en Basse-Autriche, sur la rive nord du Danube, à mi-chemin entre Vienne et Bratislava. Des papiers plus vrais que nature lui avaient été fournis et on lui recommanda de s'établir dans une région calme et peu peuplée. Pendant dix ans, l’Autriche était demeurée sous la tutelle des Alliés. Puis, en 1955, elle avait recouvré sa totale indépendance. Dès lors, et au moment d'obtenir son passeport autrichien, ce sont ces papiers-là que Kenetz présenta, prétextant que son acte de naissance avait jadis disparu, au cours des attaques aériennes sur une région très bombardée à la fin de la guerre. Et cela avait marché. Il avait ainsi pleinement réussi à changer, non seulement de nom, mais également de nationalité. Kenetz avait complètement coupé les ponts avec sa famille. Farouchement antinazis dès l'avènement du Führer, ses parents avaient vu d'un œil horrifié l'adhésion de ce fils, indomptable et violent, aux Hitlerjugend. Puis ce fut un reniement total et définitif en apprenant qu'il s'était engagé dans la Schutzstaffel. Pour lui, ses parents étaient donc morts en 1938 et ce n'était pas à la fin d'une guerre perdue qu'il allait se mettre à leur recherche.
     

     Le 11 mai 1962, le policier qui l’avait interrogé quelques jours plus tôt lui avait téléphoné pour le prier de passer retirer ses papiers au commissariat de Klagenfurt. Son passeport lui avait donc été rendu, mais il n’avait pas pu en savoir davantage sur les véritables raisons ayant entraîné ces tracasseries. Le fonctionnaire lui avait réaffirmé qu’il s’agissait d’un simple contrôle d’identité, comme il devait en effectuer tous les jours dans son travail. Mais Kenetz-Jöltzer n’était pas dupe. Depuis 1945, jamais on ne l’avait inquiété, jamais personne ne l’avait interrogé sur son passé. Mais il savait que, depuis quelques temps, en Autriche et surtout en Allemagne, des voix s’étaient élevées pour que l’Etat collabore plus intensément à la recherche d’anciens criminels nazis, traque le plus souvent menée par des privés et des institutions juives. Ainsi l’arrestation, le procès, la condamnation et l’exécution d’Adolf Eichmann, avait-il fait grand bruit dans le pays, comme en Allemagne et partout en Europe. Bien sûr, se disait-il, lui-même ne traînait pas les mêmes boulets que l’Obersturmbannführer. Tout au long de sa carrière au sein de la SS, il avait tué quoi, un millier de personnes ? Pas beaucoup plus ! A ses yeux, la façon dont il avait procédé n’avait pas la moindre importance. Le monde était en conflit, il avait obéi aux ordres qu’on lui avait donnés. Les termes "crimes de guerre" ou "crimes contre l’humanité" ne le concernaient pas et le laissaient dans une totale indifférence. Pourtant, si plusieurs nazis s’étaient fait prendre, il devait se montrer extrêmement prudent. Et le piège tendu par le petit flic de Klagenfurt l’avait sérieusement ébranlé. Alors, après quelques jours de réflexion, il avait décidé de quitter la Carinthie. Ayant rapidement vendu sa scierie, il s’était donc mis à la recherche d’une affaire similaire, mais qui se situerait à bonne distance de Köttmannsdorf. Et, à fin août de 1962, il avait trouvé. Une scierie du Vorarlberg, dont le propriétaire, en fin de vie active, cherchait un repreneur. Kenetz l’avait visitée, elle lui avait convenu et il avait trouvé l’endroit sympathique et calme. L’affaire fut donc rondement menée et, le 20 octobre, il s’installait dans le chalet de Wald am Arlberg. Et puis, raison de plus pour qu’il se montre ravi de se trouver là, l’ancien propriétaire de la scierie lui avait également cédé son très rare coupé BMW 503. Rigoureux en affaires, Kenetz lui avait mis le marché en mains : sans discuter, il acceptait de payer le prix qu’exigeait l’homme, à condition que cette magnifique voiture fasse partie intégrante du lot. Le vendeur avait un peu hésité, puis avait accepté, étant de toute façon résolu à la vendre dans un avenir plus ou moins proche. L'ancien SS avait alors revendu sa très belle Lancia Flaminia Zagato, ayant toujours rêvé de posséder une voiture aussi prestigieuse que la BMW 503…

 

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Chapitre 33 


     

     A l’automne 1962, Charles avait terminé son stage à la manufacture de cigarettes de Serrières. Les dirigeants de l’entreprise étant fort satisfaits du travail de Charles, ils lui avaient proposé de prolonger son contrat par un poste de directeur de production. La durée courrait sur deux ans. Le jeune homme n’avait pas réfléchi plus de cinq secondes avant d’accepter. Ainsi, il allait pouvoir demeurer auprès de la femme de sa vie, le temps pour elle de terminer ses études à Neuchâtel. Comme cela avait été le cas pour son père et son grand-père avant lui, sa formation de chef d’entreprise devait passer par des études poussées. Et de préférence au sein d’une université américaine. Mais le jeune homme n’avait aucune envie de s’expatrier pour le moment. Son père Maurice avait encore de belles années devant lui à la tête de la chocolaterie Select, et il n’était pas question que Charles laisse son amie seule à Neuchâtel. Il avait été ardu pour lui de convaincre le paternel, mais il avait réussi ; non sans l’aide précieuse d’Angèle, sa maman qui aimait Ania comme sa propre fille. Son dessein : attendre que son amie obtienne sa maîtrise universitaire, ensuite partir avec elle aux Etats-Unis. La jeune fille adhérait totalement à cette option car, pour elle, étudier dans une grande université américaine était un rêve qu’elle était décidée à réaliser. 
     Quelques semaines après avoir lu le courrier adressé à ses parents, Ania avait écrit au docteur Grabowski. Pour le remercier et pour lui annoncer qu’elle avait reconnu la maison de Bruczkow, dans laquelle elle avait été examinée avant d’être envoyée au camp de Lublin. Le médecin lui avait envoyé une longue lettre, dans laquelle transparaissait toute la gentillesse et la bonté de cette crème d'être humain. La missive se terminait par une invitation à venir le voir un de ces prochains jours à PoznaÅ„. Ania avait répondu qu’elle le ferait avec joie. Et ce n’étaient pas des paroles en l’air : un jour, elle irait ! Parce qu’elle était parfaitement consciente que sans cet homme, elle n’aurait pas survécu aux horribles conditions d’internement du camp de Lublin. Peut-être même qu’elle serait morte avant sa sœur Marie. Elle avait terminé sa lettre sur cette promesse et en priant le docteur de garder pour lui le secret de sa lecture du courier adressé à Eva et Jakub, tenant absolument à les mettre au courant elle-même.
     

    Depuis le voyage en Pologne et, plus encore, depuis leurs recherches dans le grenier de ses parents, la relation entre Charles et Ania s’était très sensiblement renforcée. Fidèle à lui-même, le jeune homme était follement amoureux d’une femme qu’il admirait au-delà de tout. Agé de vingt-neuf ans, et depuis dix-neuf années qu’il l’a connaissait, jamais il n’avait éprouvé de sentiments pour une autre qu’elle. Ania était l’amour de sa vie. Elle était sa vie, tout simplement. Pour la jeune femme, par contre, cela avait été beaucoup plus lent. Mais avec les années, elle s’était parfaitement rendue compte à quel point ce garçon tenait à elle. Ainsi, ce qui ne fut longtemps qu’une grande amitié, se transforma-t-elle, au fil du temps, en un lien beaucoup plus intense. Dès l’automne 62, elle était venue s’installer avec lui dans l’appartement de Neuchâtel. Ce qui avait ravi Charles car, après plusieurs demandes de sa part allant dans ce sens, toutes déclinées par la jeune femme, il s’était fait une raison. Et c’est finalement elle qui le lui avait proposé. Tous deux parlaient couramment, en plus du français, l’allemand et l’anglais. Et la jeune femme s’était mise en tête d’apprendre le polonais à celui qu’elle considérait maintenant comme son homme. Langue ardue pour un latin, mais Charles s’y prêtait de bon cœur. Ania aimait beaucoup sa langue natale et, devenue adulte, elle avait toujours voulu se perfectionner en elle. Depuis son arrivée en Suisse, le vocabulaire d’une petite fille de six ans n’avait pas évolué, jusqu’à ce qu’elle entre à l’université de Neuchâtel. Là, côtoyant Franciszka Gabrelski, une jeune fille de Gdansk un peu plus jeune qu'elle et installée en Suisse depuis quelques mois, Ania en avait donc profité pour améliorer son polonais, tout en aidant celle qui était devenue son amie à progresser dans un français très sommaire. A cette époque, elle continuait majoritairement de penser dans sa langue natale. Mais le délicieux accent de son enfance avait presque entièrement été gommé par le temps. Au grand dam de Charles, lequel avait toujours adoré cette particularité slave donnant encore plus de charme à sa bien-aimée.
     Ania avait fêté ses vingt-six ans en janvier 1963. Deux pleines décennies après les horribles événements de 1943, son cœur saignait encore. Cette scène du SS tirant dans le dos de sa maman, elle se la représentait toujours comme si elle s’était déroulée le jour précédent. Le voyage du printemps 59 en Pologne n’avait rien arrangé. Et la lecture du courrier du Centre de documentation juive de Vienne encore moins. Ania n’avait jamais avoué à ses parents qu’elle avait réussi à mettre la main sur ces lettres, alors que tous deux étaient en Israël. Elle ne leur en voulait pas de lui avoir dissimulé de telles révélations. Ils avaient sans doute pensé que c’était pour son bien, et elle le comprenait. Par contre, elle s'expliquait moins qu’ils ne lui aient jamais parlé des recherches et hypothèses du docteur Grabowski. Un jour ou l'autre, se disait-elle, il faudrait bien que toutes ces choses soient mises à plat et qu'ils en dissertent en famille ; pour une explication, sans la moindre animosité, mais qui lui était nécessaire.
     Le 11 avril suivant, à l’université de Neuchâtel, Ania obtenait brillamment sa maîtrise universitaire en Histoire contemporaine. Avec une note moyenne de 5,2 sur 6, elle se sentait fière d’elle et n’était pas la seule. Dans son appartement, Charles avait organisé une petite réception en son honneur. Y furent conviés tous les amis de la jeune fille, étudiants et professeurs. La fête avait été très réussie, tout le monde ayant bu et joyeusement fêté Ania. A cette occasion, celle-ci n’avait rien laissé transparaître d’une préoccupation qui tenait toujours plus de place dans ses pensées. Car, depuis plusieurs mois, il est une chose primordiale à laquelle elle entendait se consacrer, ceci avec l’aide indispensable de son compagnon. Dès le début du printemps, les deux jeunes gens étaient tombés d’accord pour se lancer dans une aventure dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle risquait de se révéler hasardeuse. Mais, avant d’échafauder le moindre plan à ce sujet, Ania désirait absolument être libérée de ses études et des examens les ponctuant. Choses faites, l’action se déroulerait pendant l’été, en août, mois durant lequel son ami avait réussi à planifier deux semaines de vacances dans l’entreprise qui l’employait. Ania était libre jusqu’à la fin de l’année, ayant décidé de prendre un congé sabbatique de six mois. Et, dans cet intermède, ils devaient s’occuper sérieusement du cas de Johann Kenetz, l’ignoble assassin SS venant, sans jamais faiblir, hanter les nuits d'Ania depuis qu’elle avait appris qu’il était encore en vie. Ce fait, Ania et Charles le connaissaient donc et ils savaient où trouver le bonhomme. Part contre, ce qu'ils ignoraient, c'est que Kenetz-Jöltzer avait quitté la Carinthie pour le Vorarlberg. Ils construisirent donc leur "plan" selon une information ne correspondant plus du tout à la réalité.
     

     À l’âge de vingt ans et en bon citoyen suisse, Charles avait effectué son parcours militaire obligatoire, soit une école de recrues de quatre mois. Ne désirant pas en rester là, au fil des ans il avait progressé jusqu'au grade de premier lieutenant. A ce titre, et comme tout soldat du pays, il disposait d'une arme à feu qui, en dehors de ses périodes de service militaire, demeurait à son domicile. Ainsi, en sa qualité d'officier, il était le possesseur d'un SIG P210, pistolet semi-automatique à huit coups, d'un calibre  de  9  mm.  En  vingt  ans  de  vie  auprès   d'Ania Rempa-Meyer, Charles avait pu mesurer combien sa blessure était profonde. L'assassinat de ses parents s'était produit à un âge où la mémoire est susceptible de retenir, pour l'éternité, des faits aussi traumatisants que ceux auxquels la petite fille avait été confrontée à Zawadka. Ania n'était pas une femme comme les autres. Elle avait vu un homme tirer dans le dos de sa maman. Cette image, vingt ans après, la traumatisait encore. Charles en était conscient. Si rien n'était entrepris pour qu'elle s'en débarrasse ou qu'elle tente de vivre avec, sa vie ne pourrait jamais être comblée. Et, pour ce qui est de ce sujet précis, il se sentait très modestement l'un des principaux concernés. Ainsi, ayant été mis dans le secret du plan de son amie concernant Kenetz, et sachant très bien quelle était son attente, sans même qu'elle ne le lui demande, il avait mis son arme à sa disposition. Si Ania avait désiré une ultime preuve d'amour, c'eût bien été celle-là. Mais elle n'en avait plus besoin. Charles était bien l'homme avec lequel elle entendait passer le reste de sa vie. Et, au printemps 1963, cette vie se trouvait à un carrefour. Crucial. Kenetz devait payer ! Pas par soif de vengeance, non, mais plutôt par simple esprit de justice…

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