ANIA - Une enfance brisée
Roman (Texte intégral)
Dernière mise à jour : Totalité du texte, 9 septembre 2024 (81ème anniversaire de la mort de l'héroïne)
Epilogue
Six mois plus tard, alors qu’Agnieszka achetait la "Feuille d’avis de Neuchâtel", le quotidien local, dans un kiosque à journaux de la ville, son regard fut attiré par la manchette de la dernière édition de Paris Match. A la lecture de son titre, la jeune fille faillit chavirer, tant en elle la poussée d’adrénaline fut violente. Complètement abasourdie par ce qu’elle découvrait, elle se jeta littéralement sur le magazine hebdomadaire français. Ayant acheté la revue à proximité de l’université, Agnieszka partit alors rapidement en direction des "Jeunes Rives", célèbre promenade de la ville située au bord du lac tout proche. C’était le début du mois de mai 1964, par un après-midi doux et ensoleillé. Là, elle prit place sur un banc et, avec avidité, entama la lecture d’un article qui était daté de fin avril :
"La drôle de fin de l’ancien SS Johann Kenetz"
Par Claire Terron, grand reporter à Paris Match.
Au soir du 22 novembre 1963, alors qu'effaré le monde entier apprenait l’assassinat de John Kennedy, la gendarmerie de Bludenz, petite ville autrichienne située dans le Vorarlberg, était appelée d’urgence sur les lieux d’un terrible accident de la route qui venait de se produire à une quinzaine de kilomètres de là. A leur arrivée, les gendarmes furent horrifiés par la vision infernale qui s’offrait à leurs yeux. Un cabriolet, de type BMW 503, avait embouti avec une extrême violence un immense sapin. Voiture dressée à la verticale, son pare-chocs frontal appuyant sur le sol et son coffre juché quatre mètres plus haut, tout le toit de l’automobile semblait lové autour du tronc du conifère. Par on ne sait quel miracle, et vu l’amas de tôles froissées, le véhicule n’avait pas pris feu. A l'arrivée de l'ambulance, les pompiers étaient déjà sur place et réfléchissaient à la façon de procéder pour désincarcérer l'infortuné conducteur, seul occupant visible de la voiture. L’homme semblait avoir été aplati sur son siège par le toit de l’auto. Lors de l'impact, les montants de celui-ci avaient cédé et le plafond s'était abaissé jusqu'à hauteur du dossier des sièges. Après plus de deux heures d’efforts dans une nuit glaciale, les hommes du feu avaient réussi à libérer le conducteur, lequel se trouvait effectivement seul à bord de sa voiture. N'ayant pas eu la moindre chance d'en sortir vivant, l’homme fut étendu sur une civière et examiné par un médecin arrivé avec l’ambulance. En l'extirpant de sa fâcheuse posture, les pompiers avaient déjà remarqué ces "détails incroyables" et en avaient été sidérés. Lorsqu'ils les découvrirent à leur tour, les gendarmes et le médecin crurent eux aussi rêver. Le conducteur était vêtu d'un uniforme SS et, sur le haut de chacune de ses joues, il portait un tatouage, apparemment récent, représentant le "S" runique caractéristique de la Schutzstaffel. Mais ce n'était pas tout. Parce qu'au moment de sa désincarcération, l’homme tenait encore, serré dans sa main droite, un pistolet Walther correspondant en tous points au modèle utilisé jadis par les hommes de la SS. Et cette arme avait indiscutablement servi, juste avant ou après le choc contre le sapin, le crâne du conducteur étant troué de part en part. Une balle avait pénétré dans sa tempe droite et était ressortie juste derrière son oreille gauche…
Si un raz-de-marée eût été sur le point de submerger le banc et son occupante, Agnieszka ne s’en serait pas rendu compte, tant elle était absorbée par ce qu’elle lisait. D’un coup sec, elle tourna la page du magazine, puis une autre et une autre encore. Pour se rendre compte que l’article avait été rédigé sur quatre pages. Avec avidité, elle reprit sa lecture…
Prévenus de l’accident, les pompiers n’avaient pu se rendre sur les lieux qu’avec un seul véhicule. Parce que, coïncidence curieuse, les deux autres venaient d’être engagés pour lutter contre l’incendie d’une scierie située dans le même village. Le corps sans vie du conducteur fut transporté à l’institut de médecine légale de Feldkirch. Ses papiers d’identité indiquaient qu’il s’appelait Franz Jöltzer et qu’il était un citoyen autrichien né à Orth an der Donau (non loin de Vienne), le 12 février 1918. Les médecins ayant procédé à l’autopsie purent établir de façon certaine que Franz Jöltzer avait été tué par la balle qu’il s’était tirée dans la tempe. En effet, le bras droit du conducteur, dont la main enserrait encore le pistolet, avait subi une fracture sans doute consécutive à la violence du choc. Dans cet état, et s’il n’avait pas péri lors de l'impact, il fut établi que l’homme n'aurait en aucun cas réussi à soulever son bras pour se donner la mort. L’autopsie révéla également que la victime portait, sous son bras gauche, le tatouage caractéristique des soldats de la Waffen-SS, ces troupes de combattants s’étant distinguées, sur tous les champs de bataille européens, par une cruauté sans pareille. Très rapidement, la police en charge de l’enquête découvrit que la scierie qui avait pris feu le soir même de l’accident, appartenait à Franz Jöltzer. Ils en conclurent donc, sans hâte excessive et parce qu’ils avaient retrouvé deux jerricans d’essence vides sur les lieux, qu'il avait sans doute lui-même bouté le feu à son propre commerce de bois. Incendie volontaire et suicide, telles étaient les premières conclusions de l’enquête menée par la police autrichienne…
Agnieszka avait la gorge sèche. Devant elle, sur une onde claire et lisse comme un miroir, deux cygnes accomplissaient une somptueuse parade nuptiale. L’esprit dans le vague et oscillant entre ce récit et ce qu’elle et Charles avaient accompli ce soir du 22 novembre 1963, elle ouvrit son sac à main et en retira une petite bouteille d’eau. Elle en avala quelques gorgées, puis elle replongea dans sa passionnante lecture. Devant ses yeux qui n'y prêtèrent aucune attention, monsieur cygne avait entrepris d’honorer une fois encore celle qui, tout au long de sa vie, lui demeurerait fidèle…
Plusieurs quotidiens autrichiens avaient, dans les jours qui suivirent ce double drame, relaté cette singulière affaire dans leurs colonnes. A Vienne, et depuis plusieurs années, un rescapé des camps de concentration menait une traque incessante des criminels de guerre nazis. Simon Wiesenthal, directeur du Centre de documentation juive, établi initialement à Linz puis plus tard à Vienne, est une personnalité juive bien connue en Europe et aux Etats-Unis. Dès 1947, cet homme infatigable entreprit de retrouver, afin de les faire juger, les responsables toujours en liberté du massacre de près de six millions de Juifs pendant la guerre. A fin novembre 63, Wiesenthal avait pris connaissance, dans une édition du quotidien "Wiener Tagblatt", du dramatique accident de Franz Jöltzer. Deux mois plus tard, il publiait un article dans le même journal, prétendant que cet homme se nommait en fait Johann Kenetz et qu’il était un ancien Obersturmführer SS (lieutenant) coupable de divers crimes au cours de ses années de service dans la Schutzstaffel. Sur des informations émanant de plusieurs familles, dont certains de leurs membres avaient eu affaire à lui pendant la guerre, dès 1951 Wiesenthal s'était lancé à la recherche de l'officier nazi. Une traque qui, onze ans plus tard, avait abouti à sa localisation. Johann Kenetz, prétendait-il, se faisait appeler Jöltzer et il était établi en Carinthie, dans le village de Köttmannsdorf, situé au sud de Klagenfurt. Menuisier de formation, il exploitait une scierie dans la même commune. Une demande d’enquête avait été déposée et la police avait procédé à un minutieux contrôle de ses papiers, cela sans succès. Sur affirmation du commissariat de Klagenfurt, d'autres recherches concernant ce mystérieux Kenetz avaient été entreprises, mais elles n’avaient rien donné. Aucune poursuite ne fut donc engagée contre Jöltzer. Déçu, le chasseur de nazis avait donc dû se résoudre à classer le dossier du SS. Nous étions alors à fin juin 1962. Neuf mois plus tard se produisit alors un événement inattendu, lequel allait occasionner la réouverture de ce dossier. En effet, Zbigniew Grabowski, un médecin polonais retraité et ayant exercé pendant la guerre pour le compte de la Croix-Rouge de son pays, avait connu le lieutenant Kenetz. Le SS officiait alors dans le camp de concentration de Lublin-Majdanek, situé dans le Gouvernement général de la Pologne…
En lisant le nom du docteur Grabowski, Agnieszka avait ressenti une onde de chaleur lui monter au visage. Quasiment en apnée, elle dut se pincer la peau du coude et relire une seconde fois ce passage de l'article pour se persuader qu'elle n'avait pas rêvé. Comment cette histoire allait-elle se terminer ?…
Depuis qu’il avait quitté la vie civile active, ce brave médecin de Poznań s’était lancé dans ses propres recherches concernant certains aspects, parmi les plus horribles, des activités nazies et SS au cours de l’occupation de son pays. Ainsi avait-il découvert, au printemps 1963 et dans une salle d’exposition du Musée d’Etat de Majdanek, là même où se tenait jadis le camp de concentration, un document mentionnant l’identité de Kenetz, en service à Lublin de juillet 43 à juin 44. Sur ce papier en très mauvais état, figuraient le pédigrée et une photographie du SS. Selon les responsables du musée de Majdanek, cette fiche d’identité avait été récupérée dès la fermeture du camp, fin juillet 1944, et conservée aux archives de la ville de Lublin. Ce n’était donc que très récemment qu’elle avait été transférée dans le musée afin d’y être exposée. Le docteur Grabowski connaissait évidemment les travaux du Centre de documentation juive et de son responsable. Il lui arrivait même parfois de collaborer avec eux dans diverses recherches. Et le parcours de Kenetz l’intéressait particulièrement, étant au courant de diverses horreurs auxquelles il s’était livré, notamment dans le camp de Lublin-Majdanek. Ainsi, dès la découverte de ce document, le médecin polonais en avait transmis l’information aux services de Simon Wiesenthal. Mais hélas, à ce moment-là, le Centre était débordé par d’autres affaires et recherches. Pour cette raison, le chasseur de nazis n’avait donc pas immédiatement réactivé le dossier Kenetz, attendant jusqu’en septembre 1963 pour s’y consacrer. Et la première chose qu’il avait apprise après avoir relancé les recherches, était que Jöltzer-Kenetz avait quitté sa scierie du sud de Klagenfurt depuis un an ; cela sans que personne ne puisse le renseigner sur ce qu’il était advenu de lui. L’enquête en était donc restée là, jusqu’à ce que le Wiesenthal et son équipe n’apprennent la mort du menuisier dans son accident de voiture…
Toujours assise sur son banc, Agnieszka transpirait sous les rayons d’un soleil trop agressif pour la saison. Elle retira alors son léger gilet de laine et continua sa passionnante lecture. Sur l'onde inerte, le couple de cygnes avait disparu…
Bien entendu, ayant appris cette extraordinaire nouvelle, le Centre de documentation juive voulut savoir si Johann Kenetz était bien l’homme qui avait vécu sous le nom de Franz Jöltzer. Wiesenthal parvint sans problème à obtenir une copie de la fiche d’identité du SS exposée dans le musée de Majdanek. Ne lui restait plus dès lors qu’à la comparer à la photo de son passeport ou à l’une de celles qui avaient immanquablement dû être prises par l’Identité judiciaire de la Police de Feldkirch, au cours de l’autopsie du corps du conducteur après son accident. Suite à un mois de démarches et procédures allant dans ce sens, le traqueur de nazis put enfin procéder à la comparaison. Et pour lui, il n’y avait pas le moindre doute, Kenetz et Jöltzer ne faisaient bien qu’une seule et même personne ! Un petit détail était même venu apporter de l’eau au moulin de Wiesenthal. Ayant été autorisé à lire un résumé succinct du rapport d’autopsie, il avait appris que, sans doute suite à un accident de travail, la main gauche de Kenetz était amputée de son auriculaire. Ce détail apparaissait également sur la fiche d’identité du SS, sous la rubrique "Signes particuliers". Ainsi donc, et même si ce fut à titre posthume, celui-ci avait été confondu. Ceci dit et établi, demeurait un mystère : l’origine des S runiques tatoués sur ses joues. Pour les enquêteurs, au vu de la très apparente mise en scène macabre de sa mort (incendie de sa scierie, tenue SS et suicide juste avant son accident de voiture), il était tout à fait plausible que l’ancien lieutenant SS se soit tatoué lui-même. Ou alors…
En vingt-sept années de vie, Agnieszka n’avait jamais été aussi prise par l'une de ses lectures. Même en prenant connaissance des lettres trouvées dans le grenier de ses parents, deux ans plus tôt, sa tension n’avait atteint un tel niveau. La blonde jeune femme avala d’un trait les derniers centilitres de sa bouteille d’eau. Dans son article, la journaliste approchait du dénouement…
Ou alors, ces tatouages avaient été l’œuvre d’une tierce personne. Mais qui aurait eu intérêt à se livrer à un tel acte, et pourquoi ? Sans doute quelqu’un ayant eu jadis affaire au SS qu’il était ; et qui désirait se venger… Dans une enquête toujours en cours, la police se perdait en conjectures. Car même si cette information n’était pas primordiale, il convenait pour les enquêteurs autrichiens de pouvoir élucider ce mystère. Pour l'heure, et au moment de mettre cet article sous presse, les policiers se trouvent toujours sans le moindre fait nouveau quant à la résolution de cette énigme...
Et Claire Terron de conclure :
Pour ma part, si en qualité de journaliste je partage l’interrogation des enquêteurs autrichiens, il en est une autre qui m'interpelle tout autant, et peut-être même davantage. Parce que la mort de ce criminel nazi s'inscrit en parfait contrepoint à celle de John Kennedy, le président d'une nation qui, aujourd'hui encore, pleure sa tragique disparition. Voici quatre faits avérés, troublants et représentant tout autant de coïncidences dans le destin tragique de ces deux hommes que tout opposait :
Premièrement : le nom complet de cet ancien SS est Johann Friedrich Kenetz. Il possède donc exactement les mêmes initiales (JFK) que le président John Fitzgerald Kennedy.
Deuxièmement : sa véritable date de naissance (selon la fiche d'identité découverte dans le camp de Majdanek) est le 29 mai 1917, soit très précisément celle du président américain.
Troisièmement : au début de cet article, il a été écrit que l’accident de voiture de Kenetz s’est produit au soir du 22 novembre 1963, soit à la même date que l’assassinat de John Kennedy.
Quatrièmement : si nul n’ignore que le 35ème président des Etats-Unis a été assassiné dans la ville texane de Dallas, je terminerai par vous indiquer, car je ne l’ai pas encore fait, que Johann Kenetz s'est donné la mort, au volant de sa voiture, dans une petite commune du Vorarlberg autrichien qui se nomme Dalaas…
Dans le ciel bleu de Neuchâtel, fendant le silence de leurs cris perçants, plusieurs mouettes virevoltaient dans les airs. Sans doute amoureux des oiseaux, un vieil homme leur lançait de petits morceaux de pain. Aussi loin que portait le regard, le lac étalait sa claire et paisible sérénité, stagnant dans une atmosphère à deux doigts d'être estivale. Dans l'horizon lointain, et en direction du sud, telles de fines dentelles de broderie, les montagnes exhibaient leurs cimes éternellement enneigées. Derrière l’université, assise sur un banc, une jeune femme demeurait immobile. Un magazine posé sur ses genoux, elle semblait rêver. Qu’avait-elle lu pour se voir transportée dans un tel état de méditation ? Les promeneurs passant par-là ne le surent jamais. Tout au plus purent-ils remarquer, et peut-être s’en souviendraient-ils, que la chevelure soyeuse de la jolie demoiselle possédait la blondeur émouvante des champs d’orge mûrissant en cette saison ; et que le bleu denim de ses yeux accentuait encore l'émoi débordant de son regard. Mais nul ne put deviner qu’Agnieszka Meyer-Rempa, en apprenant la mort de l'homme qu'elle haïssait le plus au monde, pouvait désormais tirer un trait définitif sur le traumatisme se trouvant à l’origine d’une si longue période de souffrance. Et que, désormais, elle pourrait croquer à belles dents une vie qui ne lui avait pas fait beaucoup de cadeaux…
Trois mois avant de partir aux Etats-Unis afin d’y poursuivre ses études d’histoire, à l’âge de vingt-sept ans, soit au tiers peut-être de son parcours parmi les humains - et parmi les autres aussi - elle allait enfin souscrire à un bonheur qui débuterait le soir même, lorsqu'elle ferait lire à Charles le récit incroyable qu'elle venait de découvrir dans l'hebdomadaire français. Une histoire que tous deux connaissaient en grande partie pour, mais ça la revue ne le mentionnait pas, y avoir été intimement mêlés. Et qui les tiendrait soudés l'un à l'autre jusqu'à la fin des temps…
ANIA REMPA, 6 ans, sur son lit d'hôpital, à Lublin, quelques jours avant son décès.
(Dessin personnel, d'après la seule photographie publique connue de la petite Polonaise.)
FIN