ANIA - Une enfance brisée
Roman (Texte intégral)
Dernière mise à jour : Totalité du texte, 9 septembre 2024 (81ème anniversaire de la mort de l'héroïne)
Chapitre 13
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A Bruckau, et à la suite de Natalia et Tomasz, ses deux camarades de Zawadka jugés aptes, Ania fut évaluée dans la matinée du 7 mars 1943. Les deux professionnels qui la prirent en charge furent impressionnés par ses caractéristiques physiques. Pour eux, cette très jolie petite fille représentait l'archétype de l'aryenne. Son âge fut jugé tout à fait conforme à une réception favorable de l'éducation qu'on lui promettait. Mais, tout comme il en avait été question pour le médecin SS de Zamość, le mutisme, la prostration, le renfermement et la fragilité de la fillette constituaient des obstacles sérieux. Cela faisait six jours qu'Ania refusait de s'alimenter normalement et, tout au long de l'examen, aucun des médecins n'avait perçu le son de sa voix. La perplexité des deux spécialistes les poussa donc à demander à Frau Hetzer elle-même de prendre la décision finale. Ne parvenant pas à lui arracher le moindre sourire, son examen personnel de la fillette ne lui prit pas plus de dix minutes. Depuis qu’elle dirigeait le centre de Bruckau, c’est bien la première fois qu’elle tombait sur un cas aussi difficile. Résignée mais néanmoins déçue par la perte d’un élément aussi parfait sur le plan physique, la femme se saisit alors d’un premier tampon rectangulaire et, dans la case dédiée à cet effet, elle l’appliqua méticuleusement sur la fiche de la petite. En grosses lettre rouges et épaisses, on pouvait y lire: "UNTAUGLICH" (Inapte). Une signature fine et nerveuse, puis un nouveau coup de tampon, noir, circulaire et représentant l’aigle et la svastika, fut appliqué avec détermination par la directrice. Ainsi se termina la consultation.
Cette matinée-là fut absolument superbe. La neige couvrait le paysage et les rayons du soleil la paraient de reflets argentés du plus bel effet. La vie, la guerre, poursuivaient leur cours et Frau Hetzer venait de remplir une nouvelle et infime partie de sa mission. Debout sur le perron de sa demeure, elle se sentait envahie d'une douce quiétude. Le soleil lui faisait beaucoup de bien, apaisant l’étrange sentiment d’échec qu’elle avait ressenti en prenant sa décision au sujet d’Ania. S’interrogeant sur le bien-fondé des conclusions de son analyse, elle parvint malgré tout à ressentir en elle la satisfaction du devoir accompli, tout à fait conforme à ce que les dignitaires nazis qui l’avaient installée à ce poste attendaient d'elle.
Dans le centre d'évaluation de Bruckau, en ce dimanche du mois de mars 1943, le sort d'Ania Rempa, petite orpheline de six ans, venait d'être définitivement scellé. Elle ne le savait pas encore mais, pour elle, demain marquerait le départ vers un horizon bien moins lumineux. Sa vie s'était arrêtée quelques jours plus tôt. Qu'il puisse y avoir une suite ne faisait pas partie des préoccupations d’une fillette aussi jeune. Qui plus est, si sauvagement agressée par la vie. D'une certaine manière, c'est cette insouciance caractéristique de son âge qui la maintenait vivante. Parce que si elle avait été plus grande, bien plus grande, sans doute se serait-elle laissée mourir. Mais qui sait si, justement, ce n'est pas ce qu’elle était en train de faire ?
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​Chapitre 14
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Dans le convoi de chemin de fer, les choses ne s’amélioraient pas. A bout de forces, deux vieilles dames moururent en l'espace de moins de trois heures, vaincues par leur glaciale désespérance. Sans cesse, la neige continuait de tomber. Et le train, tel une chenille engourdie, poursuivait son pitoyable cheminement. Marie s'aperçut qu'il passait sans s'arrêter dans les gares de Fulda, d'Erfurt et de Weimar. A 20 heures 15, après dix heures d'un trajet d’à peine trois cents kilomètres, il fit une nouvelle halte à Apolda, dans une gare très mal éclairée. Marie ne parvenait pas vraiment à situer cette ville. Par contre, ayant traversé Erfurt puis Weimar, patrie de Goethe, le train semblait bien se diriger vers le nord-est de l'Allemagne, peut-être en direction de la Pologne. A Apolda, deux hommes du wagon voisin furent réquisitionnés pour évacuer la dépouille des deux pauvres dames polonaises décédées durant la journée. Une bonne partie des femmes de ce convoi provenait de Pologne. Immigrées en France dans les années vingt, alors que leur pays était en guerre contre la Russie, la plupart d’entre-elles, à l’instar de Marie, se trouvaient en instance de naturalisation. Procédure qui, dès l’invasion de la France et selon les directives de l’occupant, avait été suspendue. Toutes ces femmes s'exprimaient, parallèlement à leur langue maternelle, dans un français plus ou moins correct, favorisant ainsi la compréhension mutuelle que la promiscuité aurait pu diviser. Sur le plancher, la paille commençait à subir les nuisances du manque cruel d'hygiène. A chaque fois qu'elle avait été vidée, et elle le fut encore ici, la tinette était pleine depuis longtemps. Et les besoins de chacune ne pouvant être retenus indéfiniment, il en résulta ce que toutes craignaient : partout la paille était humide et son odeur insoutenable. Interpellés à cet effet, les hommes de l'escorte, pourtant pas membres de la SS, ne prirent même pas la peine de répondre.
Sur le coup de minuit et demi, le convoi se remit en route. La neige avait cessé de tomber. Après deux ou trois heures de route, le ciel commença à se dégager. A son poste d'observation, Marie ne parvint pas à apercevoir la lune. Mais elle devait briller car la nuit paraissait vraiment très claire, favorisant par contre une baisse très sensible de la température. La jeune femme tenta alors de dormir un peu. Mais elle n'y parvint qu'avec difficulté, le tragique de sa situation, celle de sa grand-mère et de toutes les autres femmes l’empêchant de vraiment sombrer dans le sommeil. Elle avait entendu parler de ces déplacements de populations juives et de leur hypothétique établissement à l'est. Mais à l'est de quoi ? Nul ne le savait. Ce qui était probable, et la traversée des gares de Leipzig et de Dresden vint renforcer cette hypothèse, c'est que le train roulait en direction de la Pologne. Un pays également occupé par les nazis mais qui, et Marie le savait parfaitement, ne possédait pas cette relative liberté de manœuvre dont bénéficiait la France. Malgré cet augure n'ayant rien de rassurant, Marie parvint finalement à s'endormir.
Lors de l'arrêt suivant, elle était éveillée depuis longtemps. A 11 heures 15 du matin, en ce lundi 8 mars 1943, le convoi stoppait à Görlitz. La halte dura plus de cinq heures. Dans leur wagon, sans doute comme tous les déportés masculins, les femmes commençaient à souffrir sérieusement de la faim. Des deux jours de vivres qu’elles avaient emportées de Drancy, il ne restait plus rien, certaines d’entre-elles en étant venues à bout depuis plusieurs heures déjà. Marie, soutenue par un concert de voix allant dans le même sens, demanda à l'Oberleutnant Uhlemann qui passait par là, s'il était possible qu'on leur fournisse de la nourriture. L'homme répondit que rien n'avait été prévu à cet effet dans cette gare. Au moment où la porte coulissante allait être refermée, des cris et deux coups de feu retentirent soudain. Un déporté tentait de s'enfuir. Il courrait en zigzaguant à travers les voies. Trois nouveaux tirs des hommes de l'escorte, équipés de fusils, le stoppèrent net. L'homme s'effondra d'un coup dans la neige et ne bougea plus. Des cris et des insultes se mirent alors à jaillir de toutes les voitures. Ceux qui étaient encore entrouverts, furent immédiatement clos et l'une des femmes eut juste le temps de retirer sa jambe avant que la porte ne se referme sur elle. Sans que personne ne comprenne pourquoi, le convoi demeura encore plusieurs heures en gare. Aux alentours de 16 heures 30, la secousse identifiable d'un changement de locomotive se produisit et, très rapidement, le train se remit en route. Continuant alors sa lente progression, cette fois en direction du sud-est.
Durant cinq heures et demie, le voyage se poursuivit, ressemblant de plus en plus à un calvaire pour tous les prisonniers. Dans le wagon des femmes, le calme qui avait régné jusque-là se fissurait de toutes parts ; en raison des conditions de transports et de la faim se faisant cruellement ressentir, certaines déportées commencèrent à s'invectiver, avec de plus en plus de hargne. Marie et Sara avaient perdu le sourire qui illuminait leur face lorsque leurs regards se croisaient. En opposition à la solidarité, la gravité de la situation prenait lentement mais sûrement le dessus. A 22 heures, le train commença à ralentir et Marie s'aperçut qu'il entrait en gare de Breslau (Wroclaw), la principale ville de Basse-Silésie. Dès l'arrêt, les hommes de l'Orpo, fusils en mains, se mirent à courir en direction de la tête du convoi. Une nouvelle fusillade éclata soudain, pas très lointaine. Mais la porte du wagon des femmes n'ayant pas encore été ouverte, personne parmi ses occupantes ne vit que cinq hommes avaient à nouveau tenté de s'enfuir. Elles ne les virent pas non plus tomber ; ni n'aperçurent les taches pourpres sur la neige fondant à leur contact. Aucun de ces malheureux n'eut la chance de réussir son baroud d'honneur. Pour ce qui est de ce voyage vers l'enfer, et au grand désespoir de son millier de passagers, le destin semblait définitivement s'être rangé du côté de Satan…
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Chapitre 15
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Après le résultat négatif de son examen par le docteur Hetzer, Ania fut séparée des enfants l’ayant réussi. Pour les spécialistes de la race, il n'était pas question que la "lie" demeure plus longtemps au contact de la "crème des élus". Dès le lendemain et la fin de tous les tests, les seconds allaient être plongés dans la réalité de l'éducation germanique à la sauce nazie. Ceci selon un formatage mis au point par Hetzer et ses confrères en charge de la même mission ailleurs dans tout le "Grand Reich". Désormais, ne leur était promises que rigueur, discipline et obéissance. Et l'allemand deviendrait sans délai la langue dans laquelle on allait s'adresser à eux. Si l'on s'en tenait à cette seule considération, on aurait pu croire que les petits ayant été recalés à l'examen étaient moins à plaindre que ceux qui l'avaient réussi. Mais c'était sans compter avec ce qu'ils allaient devoir endurer après cet intermède hallucinant dans leur vie de petit garçon ou de petite fille.
Dès le lendemain, pour Ania et les quinze enfants ayant été refusés par les services de Frau Doctor Hetzer, l'encadrement changea radicalement : les Braune Schwestern disparurent et furent remplacées par des auxiliaires de la SS. Ces dernières, beaucoup moins prévenantes, se contentaient simplement de nourrir ce petit monde toujours en total désarroi. Ania demeurait prostrée, n'acceptant toujours pour seul aliment que le lait qu'on lui proposait. Après une semaine de ce régime, son beau teint rosé habituel avait viré au blême. Dans un environnement normal, on s'en serait inquiété avec raison, mais ici tout le personnel n'en avait cure. En fin d'après-midi, les seize enfants furent habillés et chargés, une fois encore, dans un camion. Le temps était toujours aussi beau et les routes en grande partie dégagées. A 18 heures 30, après un magnifique coucher de soleil, le véhicule se mit en route en direction du sud. Sur le coup de 21 heures, il stoppa devant la gare de chemin de fer de Breslau (Wroclaw). Pendant près d'une heure encore, les enfants demeurèrent à bord, toujours en compagnie de la seule auxiliaire de la SS ayant effectué le trajet en leur compagnie. Alors, la bâche arrière du véhicule se souleva, sa ridelle fut abaissée et les petits furent déchargés par la femme, épaulée par les deux chauffeurs du camion. Sous cette escorte, Ania et ses compagnons furent amenés le long d'un quai situé à l'écart du trafic régulier, en bordure duquel un train stationnait depuis une dizaine de minutes. Tout le long du convoi avaient été disposés des hommes en arme. Lesquels, après avoir réglé leur compte aux cinq audacieux ayant tenté de s'évader, procédaient à l'ouverture des derniers wagons à bestiaux. De ceux-ci et dans un brouhaha indescriptible, émanaient des pleurs, des cris, des hurlements de bêtes à l'agonie.
Dans le wagon où se trouvaient Marie et Sara, on était en train de procéder à l'enlèvement du corps d'une déportée très âgée, la quatrième à avoir succombé depuis le départ de Drancy, deux jours et demi plus tôt. Après que la tinette ait été vidée, un seul seau d'eau fut apporté aux trente-cinq femmes restantes. Dans une furie indescriptible, beaucoup de celles-ci se jetèrent sur le récipient et, deux minutes plus tard, il avait été vidé. Au grand dam de Marie car, dans la bousculade quasi générale, une partie de l'eau au moins aussi importante que celle ayant comblé les gorges desséchées, avait fini sur le plancher du wagon. Après que le calme fut revenu, les seize enfants en provenance de Bruckau furent embarqués. Malgré l’étroitesse des lieux, immédiatement les femmes se serrèrent pour leur faire de la place. Marie, selon un sixième sens ne constituant pas la moindre de ses qualités, remarqua immédiatement la détresse dans laquelle Ania se trouvait plongée. Avec plein d’égards, elle la fit asseoir à côté de sa grand-maman. Après que tous les enfants aient trouvé place parmi les adultes, la jeune femme vint s'installer près de cette petite fille blonde aux yeux si tristes. Lentement, elle prit sa main dans la sienne. Elle était glacée. Le regard toujours dans le vague, Ania se laissa faire sans rien dire…