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Enfances volées

Au début des années 2000 éclatent dans la presse divers scandales de prêtres, et autres religieux, s’étant livrés à des actes sexuels sur des mineurs. La première de ces affaires se déroule dans le Massachussetts, aux Etats-Unis. En 2002, le Boston Globe révèle que plus d’une centaine de prêtres catholiques se sont livrés à des actes pédophiles, ceci sur plus de 250 mineurs. Le scandale est énorme, d’autant plus qu’il s’avère que tous les auteurs de ces crimes ont été couverts par l’archevêque du diocèse de Boston. Le retentissement de cette histoire est tel que beaucoup de langues commencent à se délier, toujours aux Etats-Unis, mais en Europe aussi. Et la Suisse, bien évidemment, n’échappe pas à l’infamie. Des femmes et des hommes, ayant pour la plupart passé la quarantaine, commencent à parler. A partir de là, l’horreur qu’ils ont vécue est, petit à petit, révélée au public. Evidemment, le clergé nie initialement tout ce dont il est accusé, et les victimes sont placées au centre d’un odieux complot contre l’Eglise catholique.

 

Mais lentement, les révélations se multiplient et débouchent, toujours en Suisse, sur un scandale d’une bien plus grande ampleur : depuis les années trente et jusqu’en 1981, plus de 100'000 enfants et adolescents ont été arrachés à leurs parents pour être placés dans des familles d’accueil, des institutions spécialisées majoritairement catholiques, des orphelinats, dans des familles de paysans, voire même en prison. A l’époque, dans cette bonne vieille Suisse, bien propre et au-dessus de tout soupçons, il n’y pas de place pour les adultes qui entendent mener leur vie en marge, même infime, d’une société si précieuse, à laquelle le peuple est tellement fier d’appartenir. Tous ceux qui n’entrent pas dans la norme sont destinés à avoir affaire aux divers Services sociaux. S’ils ont des enfants, la protection de la jeunesse entre en scène et ceci dans tous les cantons du pays. Ainsi, les divers problèmes familiaux tels que séparation, divorce, problèmes financiers pour les parents, ainsi que difficultés scolaires, violence ou insoumission des enfants et adolescents, cas de jeune filles mineures enceintes, délation du voisinage quant au manque de capacité qu’auraient certains parents à élever leur progéniture, j’en oublie sans doute, font l’objet d’une enquête. A son issue, le service qui l’a menée est apte à ordonner n’importe laquelle des mesures qu’il juge nécessaire. La justice ne s’en mêle à aucun moment, car il s’agit là d’une mesure administrative se référant à une loi en vigueur dans le pays. La confiance que les autorités ont en ces institutions dites sociales, est totale et la police n’intervient qu’en cas de difficulté à faire respecter l’application de la mesure…
 

Ils sont nombreux ceux qui, la soixantaine passée et ayant subi un tel manque de considération, se battent encore aujourd’hui pour que justice leur soit rendue. Parce que si le fait d’être arbitrairement arraché à leurs parents et placés au gré de l’humeur de ceux qui en ont décidé ainsi est une chose, ce à quoi ils ont été exposés est bien plus grave. Main-d’œuvre exploitée jusqu’à l’esclavagisme, insultes, violences corporelles et abus sexuels ; sans oublier celles et ceux qui sont envoyés en prison et qui deviennent assimilable à de vulgaires criminels. La répression est parfois totale pour ces malheureux. Ainsi, au cours des premières années de ce siècle, ce que l’on apprend à leur sujet ne cesse de s’amplifier et dépasse l’entendement. Dans des cas extrêmes, l’inhumanité de celles et ceux qui se sont livrés à une telle barbarie sur des mineurs peut, sans exagération, être comparée à celle des gardiens nazis dans les camps de concentration.

 

Une honte totale pour des faits avérés qui dès 2009, donnent lieu à une exposition itinérante en Suisse qui a pour nom « Enfances volées ». Elle en est aujourd’hui à sa neuvième année d’existence et connait toujours un vif succès à travers tout le pays. Récemment, j’ai appris que le même genre de comportement avait été constaté en République démocratique allemande (RDA), durant les quarante années de son existence (1949-90). Des enfants arrachés à leurs parents sous prétexte de ne pas être élevés comme l’Etat en avait établi les inviolables règles, et confiés à des instituts spécialisés ou à des couples pour adoption. Et là aussi, de graves maltraitances et des abus sexuels ont été relevés. Dans son rôle de ministre de l’Education de 1963 à 1989, Margot, la femme du président-dictateur Erich Honecker, a tenu à cet égard un rôle prépondérant. Et puis, en 2009, l’Eglise catholique irlandaise exprimait ses excuses, son chagrin et sa honte suite à la publication d'un rapport dévoilant les atrocités sexuelles commises par quarante-six curés du pays, entre 1975 et 2004… Mais les excuses suffisent-elles ? Pour beaucoup de cathos, la réponse est oui. « Avoue tes péchés et ils te seront pardonnés »", ai-je appris au catéchisme. Un peu facile, tout de même. Partout où de telles affaires ont été rendues publiques, qu’a entrepris la justice pour punir les coupables, ecclésiastiques ou autres, de telles monstruosité ? Rien, ou presque. Et les Eglises ? Pas davantage. Pourtant, les pourritures ayant ainsi traumatisé tant d’enfants et d’adolescents auraient dû, doivent ou devraient payer ! Le pardon de leur dieu n'a aucune valeur ! Ils se sont réfugiés derrière leur statut, ont profité du port d’une soutane faisant d’eux des intouchables, afin d’éloigner les soupçons et souiller des êtres humains qui, même si ce ne sont « que des enfants » ont droit à cette justice que l'on prétend être la même pour tout le monde...
 

Pour ce qui concerne la Suisse, plusieurs émissions de télévisions voient ainsi le jour dans le pays, et même en France. Celles et ceux qui acceptent de livrer leur témoignage, racontent toutes et tous des choses inconcevables de la part d’un peuple dit civilisé. On y apprend par exemple que si les garçons étaient plus touchés que les filles par de telles mesures, la cruauté des sœurs catholiques en charge de la répression était aussi évidente, si ce n’est plus, que celle des hommes ayant le même statut. Ainsi se confirme l’une des choses qu’il m’a été le plus difficile à croire dans ma vie, à savoir que dans les camps de concentration et d’extermination nazis, certaines gardiennes se sont révélées plus cruelles que leurs homologues masculins.

Pour ce qui est des victimes de la gent féminine, il y a le cas de cette femme qui, les larmes aux yeux, raconte le calvaire qu’elle a subi dans sa Suisse-alémanique natale. Son témoignage figure dans un film de 63 minutes tourné en 2015 par France 3, et qui s’intitule « Au nom de l’ordre et de la morale ». Elle se nomme Ursula Müller-Biondi. En 1967, amoureuse d’un homme marié, elle se retrouve enceinte alors qu’elle n’est âgée que de 17 ans. Sa mère, pensant bien faire, la confie alors à ce qu’elle croit être un institut spécialisé pour jeunes filles. En fait, enceinte de cinq mois, Ursula est incarcérée dans la prison pour femmes de Hindelbank, dans le canton de Berne, parmi des condamnées de droit commun. Sans aucune décision de justice et sans la moindre information sur la durée de son séjour dans l’établissement, elle y demeure jusqu’à son accouchement, pour lequel elle est transportée à l’hôpital de Berne. Immédiatement après l’avoir mis au monde, son bébé, un petit garçon, lui est enlevé sans ménagement. Mais la jeune fille fait un tel scandale et hurle si fort dans l’hôpital public qu’on le lui rend, le temps pour elle de se remettre de l’accouchement. Après dix jours, l’enfant lui est enlevé pour de bon et Ursula, anéantie par cette décision, retourne à Hindelbank ; elle était persuadée qu’on lui permettrait d’emporter son enfant avec elle. Complètement perdue, Ursula erre comme un zombie dans les couloirs de la prison. Trois mois plus tard, après avoir tenté de mettre fin à ses jours, elle est libérée et son petit garçon lui est rendu. Ursula a aujourd’hui 67 ans. Femme brillante à la retraite, elle a longtemps travaillé pour des Organisations internationales, telles que les Nations-Unies, le BIT ou la Banque mondiale. Coquette et charmante, on a peine à imaginer ce qu’elle a vécu pendant plusieurs mois dans cette prison de Hindelbank qui, aujourd’hui, est toujours en activité.

 

Bien d’autres femmes qu’elle, jugées dépravées, amorales ou même débiles par cette société bien-pensante qui faisait la fierté de mon pays, ont tout au long de ces cinq ou six décennies, subi de tels outrages, allant même jusqu’à la stérilisation forcée. Les archives du canton de Vaud, le seul parmi les 23 cantons suisses à avoir conservé des documents relatifs à cette pratique, font mention de 200 actes de ce genre répertoriés. Deux cents femmes ainsi stérilisées sur simple jugement de valeur et pour un comportement non conforme à ce que le pays est en droit d’attendre de tous ses citoyens. A gerber ! Et à se demander si, par de telles pratiques si longtemps admises et même recommandées, le nazisme tout proche (en temps et en distance) n’aurait pas gravement déteint sur ceux qui gouvernaient cette nation. Aujourd’hui, Ursula a deux petits-enfants, nés du mariage de ce fils qu’elle a failli ne jamais revoir. Après plus de trente ans de souffrance et de mutisme, cette femme admirable et courageuse décide d’écrire son histoire. Nous sommes en 2002, le livre a pour titre « Geboren in Zürich » (Née à Zürich) et passe inaperçu. Une personne de ses connaissances, Suissesse « bien comme il faut », lui glissera un jour : « Tais-toi ! Tu fais honte à ton pays. » Bon, pardonnez-moi, je vous laisse deux minutes, parce qu’il faut que j’aille à nouveau soulager mon estomac. Une simple recherche sur le net me permet, en un seul après-midi, de recenser une grosse quinzaine d’établissements ayant un passé plus ou moins douteux, quand ce n’est pas proprement scandaleux, dans le traitement des enfants qui leur furent jadis confiés. Je vous les livre par canton :

 

Fribourg : « Hospice communal » d’Avry-devant-Pont, « Institut Marini » de Montet, « Institut pour enfants difficiles St-Nicolas de Drognens, « Internat Les Fauvettes » de Montagny, « Maison de correction » de Villars-les-Joncs, « Maison de la Sainte-Famille » de Sonnenwyl, « Orphelinat de la Providence » de Fribourg, « Weisenhaus St-Wolfgang » de Düdingen.
 

Vaud : « Colonie agricole et professionnelle » de Serix-sur-Oron, « Maison d’éducation Les Mûriers » de Grandson, « Orphelinat évangélique La Maison » de Burtigny.
 

Berne : « Fondation Baechtelen » de Wabern, « Orphelinat communal » de Courtelary. 
 

Tessin : « Maison de correction » de Faido, « Orphelinat Ricovero von Mentlen » de Bellinzone.
 

Neuchâtel : « Communauté de Grandchamp » d’Areuse.
 

Saint-Gall : « Orphelinat Sankt Iddaheim » de Lütisburg.
     
En avril 2013, Simonetta Sommaruga, Conseillère fédérale en charge du Département de justice et police, visiblement émue et d’une voix chevrotante, déclare en substance ces quelques mots destinés aux 15'000 à 20'000 hommes et femmes ayant survécu à ce traitement qui, à jamais, restera comme une trace noire et indélébile dans l’histoire de mon pays : « Vous n’êtes en rien coupables de ce que vous avez subi. Au nom du gouvernement suisse, sincèrement et du fond du cœur, je vous demande pardon pour les souffrances qui vous ont été infligées. » Des mots qui en réconfortent plus d’un, parce qu’il est ici question d’une demande de pardon sincère, et pas seulement de ces simples mots d’excuse qu’on a trop souvent entendu dans la bouche d’autres membres du Conseil fédéral par le passé et pour d’autres affaires…
L’année suivante, le groupe de représentants des victimes dépose une initiative fédérale visant à indemniser, à hauteur de 500 millions de francs, celles et ceux qui, aujourd’hui encore, portent douloureusement les stigmates de tels traitements. Le Conseil fédéral l’examine puis, en lieu et place de ce texte, propose d’ancrer dans une loi la création d’un fonds pour l’indemnisation des victimes. Mais pas question pour lui d’aller jusqu’à 500 millions de francs. Ce sera 300 millions, ce qui équivaut à une somme de vingt mille francs si 15'000 victimes (estimation la plus large) la réclament. Le projet de loi ne se contente pas du seul volet financier, il confère également une reconnaissance légale à l’injustice faite aux victimes. Tous leurs dossiers devront être conservés et une étude scientifique complète sera mise en œuvre, dont les résultats devront être publiés dans les manuels scolaires du primaire et du secondaire. Le texte est débattu au parlement, constitué du Conseil national et du Conseil des Etats (équivalents suisses de l’Assemblée nationale et du Sénat en France) durant l’année 2016. Si longtemps espéré, le message du Conseil fédéral ne satisfait cependant pas complètement ceux qui ont lancé l’initiative. Le différend porte surtout sur la somme allouée aux victimes. Ils réitèrent leur prétention à obtenir au moins 25'000 francs par personne. En conséquence, il n’est pas question pour l’instant qu’ils retirent leur initiative. Au contraire, si le parlement refuse de se montrer plus généreux, ils se verront contraint de la soumettre au vote du peuple.

Pour les victimes, dont certaines vivent dans la précarité après une vie de tourment psychologique, cet argent servirait à les soulager financièrement. Un minimum lorsque l’on se rend compte que le mal-être et la douleur du souvenir, toujours présents chez la plupart d’entre eux, ne pourront jamais être oubliés. La décision du parlement devrait intervenir courant 2017. Dans cette attente, et vu l’âge élevé de nombreuses victimes, un fonds d’aide immédiate, constitué de quatre millions et demi de francs, versés par les cantons, les communes et d’autres organisations, a rapidement été mis en œuvre. Toutes les personnes en situation précaire qui l’ont sollicité ont obtenu, en moyenne, une première aide de 7’300 francs chacune…
 

Je le redis encore, dans ces pratiques dignes du Moyen-Age, ce qui me choque au plus haut point, c’est que jamais la moindre action en justice n’ait été intentée aux coupables d’une telle barbarie. En mars 2017, l’émission de la RTS « Temps Présent » revient sur une affaire de ce genre ayant défrayé la chronique quelques années plus tôt. Au gré d’une enquête poussée, les journalistes relèvent plusieurs cas de mort d'enfants aux causes douteuses survenues à l’institut fribourgeois de Marini, situé à Montet, non loin d'Estavayer-le-Lac. Fondé en 1887, cet établissement a toujours été administré par des ecclésiastiques (diocésains ou de diverses congrégations cléricales) et des laïcs catholiques, cet abominable repaire de barbares, destiné à élever des enfants et adolescents orphelins ou arrachés à leurs parents, a été le théâtre des pires maltraitances, allant bien au-delà de tout ce qu’on pourrait imaginer. L’inhumanité totale dont ont fait preuve certains membres des personnels d’encadrement (prêtres en majorité), et les menaces dont ont été victimes les persécutés, semblent être allées jusqu’à une issue fatale pour certains d’entre eux. Décès par suicide ou consécutifs aux mauvais traitements ? L’enquête ne peut le préciser. Peu importe.

Concernant les prédateurs, l’addiction à leur tare de pédophiles allait jusqu’à se passer les enfants entre eux. Le fait que des ecclésiastiques pervers aient pu commettre de tels actes sans être inquiétés par qui que ce soit, montre à quel point leur intouchable fonction leur a servi de bouclier. A Fribourg, canton le plus catholique et bigot de Suisse, le pouvoir de la religion a longtemps été supérieur à celui de l’Etat. Tout ce qui portait soutane, crucifix, bible et autre signe ostensible en la foi catho était sacré. Au point que les rares enfants et adolescents qui ont eu le courage de se plaindre du traitement auquel ils étaient soumis, ont été traités d’apostats, de mécréants et de fieffés menteurs. Le bouleversant reportage de "Temps Présent" donne la parole à cinq hommes, tous retraités et dont certains sont proches de leur 80ème anniversaire. Jadis internés à l’Institut Marini, dans lequel ils ont subi les pires méfaits, nul n’a pu oublier. Et aucun de ces hommes, parfois au bord des larmes en se remémorant ce que fut leur calvaire, n’est disposé aujourd'hui encore à pardonner. Jusqu’à leur dernier soupir, ils seront habités par la haine de ceux qui s’en sont tirés à si bon compte. Parce que, bien sûr, aucun de leurs prédateurs n’a jamais été jugé, et encore moins condamné pour de tels agissements. La peine la plus lourde qui leur était infligée, par leurs supérieurs, consistait à un simple changement de poste. Révoltant ! Comme je comprends ces hommes qui ont vu, dès leur enfance, leur horizon de vie obstrué par de si sombres nuages ; et ô combien je me sens solidaire de leur malheur. 
 

Leur témoignage s’inscrit en opposition totale à cet homme qui, récemment, a pondu un bouquin qui fait état de sa propre expérience d’enfant violé, mais qui a pardonné au cureton s’étant livré, durant plusieurs années, à de tels actes sur sa personne. Un auteur fribourgeois qui n’a jamais renié sa foi catholique et qui, pour donner plus de poids (pécuniaire ?) à sa confession, n’a pas hésité à demander, et à obtenir, que le pape François rédige la préface de son livre. L’histoire devient abjecte lorsque l’on apprend que le violeur vit toujours, qu’il admet avoir eu, tout au long de sa carrière au sein du clergé, un tel comportement envers des dizaines d’enfants, et que la justice n’a jamais entrepris quelque action que ce soit contre lui. Ces pratiques, demeurées impunies, ne sont rien d’autres que des crimes contre l’humanité et aucune prescription ne doit jamais être accordée à ceux s’en sont rendus coupable. Mais nous sommes en Suisse, l’un des pays les plus laxistes du continent en la matière. En 2017, l’institut Marini existe toujours et je réside à une quinzaine de kilomètres de Montet. L’immense bâtisse aux volets verts, qui fait face à l'église du village, abrite aujourd'hui un centre catholique de rencontre et de formation. Ceux qui vivent et travaillent là-dedans savent-ils ce qui s’est passé entre ces murs jusqu’en 1979, date de la fermeture de l’institution ? Je suis persuadé que oui, et je les laisse à leur conscience, qui doit être bien légère. Pour ma part, je trouve cela d'une indécence absolue et des plus ignobles. 
 

En marge de ces pratiques honteuses concernant les enfants arrachés à leurs parents, il en est une autre, tout aussi hallucinante, qu’il convient d’évoquer ici : la mise aux enchères des assistés. Au cours du 19ème siècle, et jusqu'en 1928, la mise des pauvres aux enchères sur la place publique est monnaie courante. On appelle ça la « puta misa » ou « vilaine mise », qui est pratiquée régulièrement par les communes du canton de Fribourg. Chaque année, au cours du mois de décembre, des enfants misérablement vêtus, orphelins, nés hors mariage ou tout simplement pauvres attendent, transis de froid sur la place publique d’un village. Vivant provisoirement à la charge de leur commune, leur sort sera bientôt scellé par la « vilaine mise ». Selon le principe des enchères à l'envers, ces malheureux sont cédés par la commune à la famille d'accueil qui propose le plus bas prix pour leur offrir durablement le gîte et le couvert. Ainsi, les autorités villageoises ne versent qu'entre 20 et 50 centimes de pension (par jour et pour un enfant) en moyenne à celle qui les prendra en charge. De cette façon, ils libèrent des places dans un hospice ou un orphelinat, où leur entretien coûterait au minimum un franc par jour à la collectivité. L'enchère à l'envers consiste donc à diminuer le plus possible le prix de pension que la commune versera à « l’acquéreur ». Un sort que subissent non seulement des enfants abandonnés ou dont les parents ne peuvent prendre soin, mais également des hommes, des femmes, des vieillards, parfois handicapés ou malades.

Des documents retrouvés dans les archives communales d'Avry-devant-Pont, décrivent la procédure dans le détail. En ce temps-là, cette commune pratique régulièrement la « vilaine mise », à l’instar de beaucoup d'autres dans le canton. Le Conseil communal s'est même donné la peine d'en édicter des règles dans les années 1880. Durant cette période, la mise aux enchères est organisée au rythme d'une fois par an, en général le premier mercredi suivant la fête de Noël, mais aussi en fonction de circonstances particulières. Les règlements révèlent la dureté de cette pratique, pour une population durement touchée par les affres d’un paupérisme courant à cette époque. Utilisé comme main d’œuvre bon marché, les enfants sont peu éduqués, la commune se déchargeant de toute responsabilité à ce sujet. Les archives révèlent qu’entre 1880 à 1930, cinquante-cinq personnes originaires de ce seul petit village ont été placées chez des particuliers. Certaines d’entre-elles seront misées plusieurs fois au cours de leur vie et déplacées de famille en famille au gré des décisions communales. Il appert, par exemple, qu’une femme a été misée sept fois tout au long de sa vie. Le Conseil communal voit là un moyen efficace de favoriser à son avantage la concurrence entre les enchérisseurs.

En 1891, à la suite de l'ouverture d'un hospice dans le bourg, le Conseil communal décide de regrouper les assistés dans ce bâtiment. Mais la « puta misa » se poursuit, même si on y recourt moins fréquemment. La sous-enchère d’êtres humains apparaît aujourd’hui choquante pour les esprits modernes. Sans aucunement l’excuser, il convient peut-être de remettre cette pratique dans son contexte. A la fin du 19ème siècle, et pour longtemps encore, le canton majoritairement rural de Fribourg est pauvre : l'agriculture se modernise et demande moins de main-d'œuvre, l'industrie est particulièrement peu développée, les familles nombreuses sont légion. Dépourvus de biens matériels et de capital, les pauvres n'ont d'autre perspective que de devenir domestiques, journaliers ou bonnes à tout faire. De plus, la population fait beaucoup d'enfants hors mariage, lesquels sont largement abandonnés après leur naissance. Des centaines d’entre eux ont été mis aux enchères dans le canton, mais à ce jour aucune étude sérieuse et globale du phénomène n’a jamais été entreprise. Si Fribourg paraît avoir été particulièrement touché par le phénomène, il semble qu'il ne soit pas le seul canton à s’être livré à cette odieuse pratique, apparemment en vigueur dans toute la Suisse romande à la même époque…
Janvier 2017 ________________________________________________

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