ANIA - Une enfance brisée
Roman (Texte intégral)
Dernière mise à jour : Totalité du texte, 9 septembre 2024 (81ème anniversaire de la mort de l'héroïne)
Chapitre 4
Biłgoraj, sud-est de la Pologne, jeudi 25 février 1943. A neuf heures et quart du matin, les trois camions de la Section 2 du 77ème bataillon de l’Ordnungspolizei[1] prirent lentement la route en direction du sud. Quelques minutes plus tôt, la "Braun Schwester"[2] Ingrid, arrivée un peu en retard dans la cour de la mairie, avait embarqué précipitamment dans l'un des véhicules destinés à l’opération du jour. Sa mission : désigner les habitations dans lesquelles des enfants seraient enlevés, ceci dans les villages répertoriés pour l'opération. Ingrid était une infirmière rattachée au bataillon de l’Orpo, section commandée exceptionnellement par un officier SS, l'Untersturmführer (sous-lieutenant) Johann Kenetz. Partant donc de Biłgoraj, le camion d'Ingrid avait quitté la route principale menant à Tarnogród dix kilomètres plus loin, pour emprunter la voie secondaire devant le conduire jusqu’à Łukowa. Sur un trajet parfaitement défini le soir précédent, Sœur Ingrid avait inscrit le nom de neuf villages. Dans les jours précédents, les huit Braune Schwestern opérant dans la région avaient répertorié plusieurs enfants correspondant aux critères de sélection imposés. Comme à leur habitude, elles avaient parcouru les rues des villages et, usant de bonbons et friandises pour accoster les enfants paraissant correspondre à ceux qu'elles recherchaient, elles leur avaient posé des questions concernant leur famille, s’ils avaient des frères, des sœurs possédant les mêmes qualités physiques qu’eux. Ayant des notions rudimentaires de polonais, elles opéraient seules, ceci pour ne pas effrayer qui que ce soit dans les villages. Vêtues comme des sœurs d'institutions chrétiennes, mais à forte domination de couleur marron, elles pouvaient ainsi inspirer confiance aux habitants. Néanmoins, si qui que ce soit venait à leur demander la raison de leur présence, elles répondaient invariablement qu'elles étaient simplement là pour prendre soin de la santé de la population locale. Sommairement formées à reconnaître les caractéristiques physiques aryennes, elles dressaient alors la liste des enfants dont l’apparence répondait à ces données.
En quittant le troisième village, Schwester Ingrid avait déjà validé l'enlèvement de cinq enfants correspondant à un critère racial, cher à Himmler et à l'idéologie nazie, parmi les plus abjects. Sur sa liste, le village suivant se nommait Zawadka. Ayant quitté Rakówka, le camion d'Ingrid bifurqua à droite. Tout près du carrefour, charrue attelée à son cheval, Andrzej Rempa était occupé à labourer un champ. Apercevant le camion allemand, le fermier éprouva une soudaine angoisse. Du regard, il suivit le véhicule jusqu’à ce qu’il disparaisse de sa vue. Laissant l'équidé et son lourd outil plantés là, il partit rapidement en direction de sa maison. Zawadka était un petit village tout en longueur, dont les maisons étaient réparties de part et d’autre de la route montant en pente douce. Celle des Rempa se trouvait dans le haut du hameau, à près de deux kilomètres de là. Andrzej pressa le pas puis, sans savoir vraiment pourquoi, il se mit à courir.
Dans Zawadka, peuplé d’une grosse centaine d’habitants, en cette période de vacances scolaires la plupart des enfants étaient à la maison. Dans la ferme des Rempa, Halina préparait le repas de midi. Sa fillette Ania était attablée près d'elle, parcourant un petit livre illustré. La maman entendit soudain le bruit d'un moteur qui, pensa-t-elle, devait être celui d'un camion. Intriguée, elle alla jusqu’au pas de sa porte, tentant d’apercevoir le véhicule. Un poids lourd allemand s’arrêta le long de la route, juste en face de la ferme. De ce Magirus, au sifflement caractéristique dû au système de refroidissement du moteur, descendirent sans précipitation deux hommes en uniforme, deux autres, ainsi que le chauffeur, demeurant dans la cabine. Sur indication de Schwester Ingrid, les policiers se dirigèrent vers la maison des Rempa. Le SS-Untersturmführer Kenetz avait lui aussi quitté le véhicule et demeurait en bordure de route, observant de loin ses subordonnés qui allaient bientôt frapper à la porte de l’habitation, dans laquelle ils devaient s’emparer d’une petite fille de six ans.
Dans la maison, Ania s'était rapprochée de sa maman. A travers la fenêtre, elle vit les hommes arriver et leva la tête pour observer le visage de sa mère. Peut-être remarqua-t-elle le pli soucieux barrant son front. Alors que les deux agents de l’Orpo n’étaient plus qu’à dix mètres de l’entrée de sa maison, Halina se pencha, prit la petite dans ses bras, ferma le verrou de la porte à double tour et recula vers le fond de sa cuisine. Cinq secondes plus tard, les deux policiers frappaient à la porte. Sur le bord de la route, sans savoir exactement pourquoi, Kenetz se dit que, pour la première fois de la journée, une famille allait peut-être lui poser des problèmes. Lentement, il rejoignit les policiers en uniforme vert attendant toujours que Halina les laisse entrer. Affolée et ne répondant à aucune injonction des visiteurs, la maman demeurait dans le fond de sa cuisine, complètement pétrifiée et suffocant presque tant Ania serrait son cou avec fermeté. Dans un grand bruit, le verrou sauta au premier coup de botte d'un des hommes, un colosse dépassant sans doute le quintal. Mère et fille crièrent en même temps. Arrivé à la porte, Kenetz pénétra lentement dans la cuisine et ordonna, en allemand, à Halina de déposer sa fillette à terre. Complètement terrorisées, toutes deux dévisageaient le SS sans comprendre ce qu’il voulait. D'un signe de la tête, ce dernier fit intervenir les deux policiers. Il leur fallut bien dix secondes pour arracher Ania, complètement terrorisée, hurlant et se débattant de toutes ses forces, des bras de sa maman. Ceinturée par Kenetz, Halina tenta avec l'énergie du désespoir de se libérer des mains du SS. Elle y parvint et se précipita pour tenter d'empêcher les hommes de l'Orpo d'emmener Ania. Elle fut stoppée net par la balle que Kenetz, de son Walther P38, lui tira dans le dos. La maman s'affala de tout son long, les pieds dans la cuisine, le reste du corps à l'extérieur, sa tête tournée en direction de sa fille qui, hurlant de plus belle, la vit tomber. Dans un effort surhumain, Halina demeura encore en vie durant deux secondes, juste le temps de voir le visage d'Ania défiguré par la douleur. Mortellement blessée, autant par le chagrin que par la balle du pistolet, elle rendit alors son dernier soupir. Sur le côté gauche de son dos, à la hauteur du cœur, une tache rouge grandissait à vue d’œil.
Alors qu'il était encore à près de cinq cents mètres de chez lui, Andrzej entendit ce qui ressemblait furieusement à un coup de feu. Pourtant à bout de souffle et le cœur en proie à la pire des incertitudes, il se remit à courir. Arrivant par l’arrière de sa ferme, lorsqu'il parvint dans la cour il aperçut tout de suite le corps de sa femme. Poussant un cri d'horreur, il se précipita et, le retournant, constata très vite qu'il n’y avait plus rien faire. Sur la route et venant juste d'arriver, Tadeusz et Magdalena, ses voisins interloqués, lui firent signe en désignant le haut du village.
- Ils ont emmené Ania ! crièrent-ils d'une même voix.
Andrzej les dévisagea, sans vraiment donner l'impression de comprendre leurs propos. Les yeux rivés sur le corps sans vie de sa femme, son cerveau cherchait désespérément un moyen de tenter quelque chose pour stopper ces salauds. Le cri que poussa Tadeusz l’extirpa immédiatement de son apparente torpeur.
- Ils reviennent !
Cette phrase eut le don de rendre à Andrzej toute sa capacité d’action. Il se précipita dans sa maison et en ressortit vingt secondes plus tard, son fusil de chasse dans une main et une boîte de cartouches dans l'autre.
Sa mission accomplie, le chauffeur du Magirus était allé faire demi-tour un peu plus haut dans le hameau. En redescendant, alors que le camion arrivait à la hauteur de la ferme, un coup de feu claqua. Le pare-brise vola en éclats et le chauffeur, la tête en sang, s’affaissa sur son volant. Le train avant du lourd véhicule hors de contrôle finit sa course au fond du petit fossé bordant le côté droit de la route, moteur calé. Immédiatement, les soldats jaillirent du camion et prirent position, cherchant d’où avait bien pu partir le tir. Le colosse au quintal ne le sut jamais, la grenaille d’une seconde cartouche venant se loger juste au-dessous de sa pomme d’Adam. Ses camarades, armés de mitraillettes, et Kenetz, Walther au poing, ouvrirent alors le feu en avançant prudemment vers la ferme. Dissimulé derrière une petite haie de buissons et désirant recharger son arme, Andrzej quitta soudainement son poste en courant, cherchant à se retrancher dans la ferme. Le malheureux ne put parcourir plus de dix mètres. Trois balles l’atteignirent simultanément et il s’effondra, fauché par une rafale de mitraillette. L'Untersturmführer Kenetz, pistolet ravitaillé par un nouveau chargeur, regarda tout autour de lui. Tadeusz et sa femme avaient disparu. Le SS s'approcha lentement du corps d'Andrzej, couché sur le côté, sa carabine toujours en main. De la pointe de sa botte, Kenetz le fit basculer sur le dos. Encore en vie, Andrzej tenta d'épauler son arme, criant de toutes ses forces le prénom de sa fille. La double détonation du P38 du nazi mit fin à sa plainte. Dans le camion, sourde aux efforts que déployait Schwester Ingrid pour tenter de la calmer, Ania entendit le cri de son papa. Elle comprit immédiatement la signification des deux coups de feu et se mit, elle aussi, à hurler de toutes ses forces. Le regard vide de toute émotion, Johann Kenetz rengaina son arme, cracha par terre et regagna le Magirus. Poussant vigoureusement le chauffeur tué sur le siège du passager, il se mit lui-même au volant et, après quelques manœuvres, parvint à sortir le camion de sa délicate posture, pour le remettre en route vers le bas du village. Le silence revint alors autour de la ferme des Rempa. Quelques minutes plus tard, dans le ciel en deuil, la neige se mit à tomber. Fondant en touchant le sol, de gros flocons blêmes vinrent se poser en douceur sur les corps sans vie de Halina et d’Andrzej, assassinés par ceux-là mêmes auxquels le fermier était venu en aide, vingt mois plus tôt au bord de la rivière Tanew, alors qu’il ramassait le foin de sa prairie par une douce matinée d’été…
[1] Ordnungspolizei, ou Orpo, la police d'ordre allemande. Entre 1936 et 1945, elle était la police régulière du Reich (correspondant globalement à la gendarmerie française). Il arriva fréquemment qu'elle fût détachée dans les territoires occupés afin d'y remplir certaines missions, parfois parmi les plus horribles.
[2] Institution liée au NSV (Nationalsozialistiche Volkswohlfahrt), l'Office du bien-être du peuple nazi créé en 1933, les "Braune Schwestern" (Sœurs brunes, en référence à la couleur de leur tenue) étaient des infirmières fanatiques œuvrant au service du Reich. Dans ce cas précis, elles procédaient alors, dans les territoires occupés de l'Est, au repérage et à l’enlèvement d'enfants possédant des caractéristiques physiques aryennes, ceci à des fins de germanisation dans le grand Reich.
Chapitre 5
Nommé Reichsführer SS[1] par Hitler en 1929, Heinrich Himmler était le numéro un du régime pour tout ce qui touchait à la police, la sécurité, le contrôle, la répression de la population du Reich et de ses territoires occupés, un poste qui le conduira finalement à organiser et planifier la mise à l'écart ou l'extermination de tous ceux qu’il jugeait néfastes à la dictature. Nazi fanatique et raciste au plus profond de son être, cet ancien marchand de poulets, adulateur notoire et chouchou du Führer, était bardé de pouvoirs dépassant ceux de n'importe quel autre dignitaire officiellement placé devant lui dans l'organigramme du NSDAP[2]. Celui qui se révéla finalement l'homme le plus puissant du Reich vouait une admiration sans borne et sans égale à la race aryenne. Cette passion pour les Nordiques, grands blonds aux yeux clairs (pas vraiment à son image), allait le pousser à créer, dès le milieu des années 30, la "Lebensborn Eingetragener Verein"[3]. Les Lebensborn (Fontaines de vie) étaient des maternités du Reich destinées à favoriser la procréation selon les critères aryens. Placées sous l'égide de la SS et plus spécialement du RuSHA[4], elles étaient chargées d'accueillir les futures filles-mères, volontaires et enceintes des œuvres d'un aryen pure souche. Tout membre de la SS ayant dû, pour intégrer ce corps d'élite, prouver qu'il n'avait pas d'ascendance juive depuis au moins deux siècles, ces fanatiques étaient naturellement poussés par le régime à procréer. Cela faisait partie de leur devoir, conformément à la maxime la plus connue de la Schutzstaffel : "Chaque SS se doit d'offrir un enfant aryen à son Führer !" bien entendu, ceci en fécondant une femme répondant aux mêmes critères raciaux.
Dans les Lebensborn, destinés donc à accueillir les bébés aryens, le mariage n'était pas spécialement favorisé. Seul comptait le fait de "produire" des enfants de type nordique. Avant l'accouchement, les femmes étaient donc prises en charge par les divers foyers d'accueil ; elles y mettaient au monde leur bébé et elles pouvaient, si elles le désiraient, le garder. Dans le cas contraire, ces derniers étaient élevés par l'institution et, plus tard, voués à l'adoption par des couples sans enfants, voire stériles. En Allemagne, dix maternités Lebensborn furent créées. Il y en eut neuf en Norvège (un pays dont le gouvernement de Quisling était assez ouvert aux idées nazies sur le sujet), trois en Autriche et en Pologne, deux au Danemark et une aux Pays-Bas, au Luxembourg, en Belgique et en France. Cette dernière était située dans la commune de Lamorlaye, au sud de Chantilly. Il est difficile de définir avec grande précision le nombre de naissances issues de cette pratique singulière. Cependant, les historiens avancent le chiffre de 16'000 pour les seules Lebensborn d'Allemagne et de Norvège. Ce nombre semblant à ses yeux dérisoire, le Reichsführer Himmler, jamais à court d'idées, fut bientôt prêt à en pondre une autre, bien plus horrible encore. Dans les régions occupées de l'Est, notamment dans le Sud-Est de la Pologne, il était connu de l'occupant qu'une grande partie des habitants correspondait aux critères raciaux de l'idéologie nazie. Himmler ordonna donc que les enfants aux cheveux et yeux clairs soient purement et simplement arrachés à leurs parents ou soustraits aux institutions sociales qui les hébergeaient s’ils étaient orphelins afin d’être emmenés, après une série de tests de plus en plus sévères, dans le Reich pour y être germanisés. L'effort principal porta sur les plus jeunes (2 à 6 ans), pour des raisons évidentes de perméabilité de la mémoire et aussi parce que le cerveau d’un enfant si jeune se révélait plus facile à modeler et à convertir aux idées racistes des nazis. Mais il arriva que des enfants plus âgés (jusqu'à 16 ans) soient également enlevés.
Ainsi donc, principalement en Russie, Ukraine, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Biélorussie et surtout Pologne, plusieurs centaines de milliers d’enfants subirent ce traitement. S’ils étaient arrachés à leurs parents, ceux-ci soit se taisaient, soit étaient déportés dans des camps de travail ou, dans les cas d'extrême insoumission, abattus sur place. Dans ce nombre considérable d'enfants kidnappés, tous ne furent pas germanisés. Sélectionnés dans leur village de résidence selon des critères simplement visuels, ils étaient d'abord emmenés dans des centres de regroupement où, après des examens plus complets, ceux qui les avaient réussis étaient alors emmenés dans de grands centres destinés à procéder au tri final. Celui-ci consistait en des tests encore plus poussés, menés selon plus de soixante critères différents. A ce stade, les spécialistes de la race s'apercevaient alors que l'aryanisme des enfants était loin d'être systématique. Tous ceux qui n'étaient pas déclarés comme racialement valables, c'est-à-dire la majorité, étaient envoyés dans des camps de travail pour enfants, avec la fonction d'esclaves du Reich, ou tout simplement dans un camp de concentration. Pour les autres, décrétés "germanisables", allait alors débuter un processus qui durerait en moyenne six mois, jusqu'à ce que, but ultime et idéal, ils aient été jugés aptes à être adoptés par des couples de "bons Allemands" résidant dans le Reich…
[1] Grade unique et le plus élevé de la Schutzstaffel, correspondant à celui de Generalfeldmarschall (maréchal) dans la Wehrmacht.
[2] Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, le Parti national-socialiste des travailleurs allemands ou parti nazi.
[3] Association enregistrée Lebensborn.
[4] Rasse und Siedlungshauptamt (Bureau pour la race et le peuplement).
Chapitre 6
Dans le camion de l'Orpo, Ania ne disait rien. Une immense frayeur encore présente au fond de ses yeux clairs, elle s’était enveloppée dans l’une des couvertures mises par Schwester Ingrid à la disposition des petits, tous plus hagards les uns que les autres. En compagnie d’Ania, et enlevés comme elle à leurs parents, il y avait là Tomasz et Natalia. Les trois enfants de Zawadka, ne totalisant que dix-sept années de vie, se lançaient de courts regards effrayés, sans dire un mot, trop accaparés par la situation inexplicable dans laquelle ils se trouvaient plongés. Sur le pont du camion et tout en s’occupant d’eux, Schwester Ingrid tentait de les rassurer, leur expliquant qu’on allait les emmener dans un village proche pour être examinés par un médecin. Les dévisageant un à un, et son regard tombant sur Ania, elle constata qu’elle était l’une des seules qu’elle reconnaissait parfaitement. Quelques jours plus tôt, parcourant les villages de la région, elle l’avait remarquée dans la cour de la ferme de ses parents, courant joyeusement et batifolant dans la neige. Ania était vraiment une très jolie petite fille, se disait l'infirmière. Blonde aux yeux bleus, elle disposait apparemment de tous les atouts pour être ramenée en Allemagne, en vue d’une germanisation décidée par les dirigeants du Reich.
Autrichienne de Linz et âgée de 26 ans, Schwester Ingrid Salvenesch possédait les notions de base élémentaires nécessaires à l’identification de la race aryenne. Enrôlée dans les services du NSV, au début de 1943 et en compagnie de centaines de consœurs, elle avait été mise à la disposition des diverses unités de l’Ordnungspolizei procédant au rapt d'enfants dans le Sud-Est de la Pologne et dans la région ukrainienne proche de la frontière. Dans sa tâche quotidienne, Ingrid opérait sans état d’âme. Se sentant investie d'une mission importante, elle était une digne représentante de la race aryenne et avait totalement adhéré à l’idéologie de son propre père, un ami personnel du Reichsführer SS Heinrich Himmler.
En observant Ania, Schwester Ingrid se disait que le grand peuple allemand aurait tout à gagner de favoriser ainsi l’insertion de spécimens de type nordique, comme Ania semblait en être un exemple parmi les plus aboutis. La jeune femme à la robe brune se leva et, se faufilant entre les enfants, elle s’approcha d’elle. En tentant de rajuster la couverture sur ses frêles épaules, son regard croisa celui de la petite. Et soudain Ingrid se sentit très mal à l’aise. En un éclair, elle saisit l’horreur absolue de ce qu’elle était en train de faire. Habituée à se reprendre très vite, après deux secondes seulement de doute, elle détourna son regard de celui d'Ania et regagna sa place à l’arrière du véhicule.
Dans l’esprit d’Ania, plus rien n’était clair. Sans vraiment réaliser que ses parents étaient morts, elle se mit à penser à Tziga, l’adorable petit veau noir, né à la fin du printemps 42. Son papa lui avait dit qu’il était à elle et il lui manquait beaucoup. Ses yeux se remplirent alors de larmes et très vite son regard ne discerna plus rien de net autour d’elle. Sur la chaussée glissante, le camion avançait toujours plus lentement, en raison de la neige tombant de plus en plus fort. La température était passée largement au-dessous du zéro degré, une sensation de froid encore accentuée par l’apparition d’un vent sibérien. Au-dessus de Zawadka, la nue avait viré au gris profond, le ciel monotone et triste semblant, au gré d’un vent glacial, pleurer des flocons de neige qui allaient bientôt recouvrir en totalité les corps sans vie et déjà refroidis d'Andrzej et Halina. Mais avant que cela ne se produise, Tadeusz, Magdalena et d'autres habitants du village entreprirent de ramener les dépouilles à l'intérieur de leur maison. Tous se faisaient la même réflexion : un papa et une maman assassinés pour avoir tenté de sauver leur unique enfant, une petite fille continuant de vivre - mais pour qui, mais pourquoi ? - dans une contrée ravagée par les horreurs hallucinantes de la guerre.
Il était presque 13 heures lorsque le camion transportant Ania et ses camarades pénétra dans la cour de la mairie de Biłgoraj. Un à un et avec beaucoup de ménagement, parce qu’avant même d’avoir passé tous les tests ils étaient déjà considérés comme des enfants du Reich, les petits furent débarqués. Deux autres sœurs s’étaient jointes à Schwester Ingrid, et toutes trois tentaient de rassurer ces neuf petits malheureux, encore totalement hébétés et choqués par ce qui venait de leur arriver. Ils furent dirigés vers la cantine, où de la soupe bien chaude les attendait. Dans le baraquement, d’autres enfants étaient déjà là, tous à un âge où les cris de leurs jeux auraient dû résonner entre les parois de la vaste salle. Mais aujourd’hui, aucun rire ne donnait vie à cet endroit. Complètement perdus, à la dérive, les petits demeuraient recroquevillés sur eux-mêmes. Ils ne parlaient pas, ne mangeaient pas. Vision effroyable, tout n’était qu’yeux écarquillés ou plein de larmes, bouches ouvertes et saisissante incrédulité. Assise au bout de l’une des tables, Ania avait gardé sa couverture sur elle. Immobile, elle ne disait rien. Une assiette de soupe fumante devant elle et une sœur tentant de la faire manger la laissaient dans une attitude d’indifférence mêlée de terreur contenue. Ses grands yeux bleus étaient cernés de rouge. Les joues rosies par le froid du dehors et par les larmes ayant longuement coulé la rendaient bouleversante. La sœur, caressant sa tête et ses longs cheveux blonds en désordre, ne parvenait pas à la persuader de s’alimenter. Ni la soupe, ni les quelques biscuits et le chocolat qui lui furent offerts par la suite ne trouvèrent grâce à ses yeux.
Après un repas auquel, comme elle, beaucoup d’enfants ne touchèrent pas, Ania et ses infortunés compagnons furent emmenés dans un dortoir voisin de la cantine. Là, ils furent couchés et les tout-petits s’endormirent très rapidement. En tout, il y avait dans cette grande chambre improvisée une trentaine d’enfants, âgés de deux à dix ans, et dont le point commun était la clarté de leur chevelure et de leur regard. Réunis à Biłgoraj, comme ceux d’autres centres de regroupement de la région, ils n’étaient hébergés que dans l’attente de leur transfert à Zamość, la principale ville et chef-lieu du comté. Là-bas, des tests physiques seraient effectués sur chacun d’eux. En cas de résultats positifs établis par des médecins possédant de bonnes notions de la race aryenne, les enfants seraient emmenés dans un centre principal de regroupement, où des tests encore plus poussés détermineraient si, en fin de compte, les "élus" pourraient être envoyés en Allemagne. Pour eux, débuterait alors la conversion ethnolinguistique au standard aryen, selon les principes déclarés seuls valables par Himmler et ses complices, nazis tout-puissants surfant avec allégresse sur la vague glaciale et sidérante de l’inhumanité…